French 321

Assignment: Laclos, Les Liaisons dangereuses (lettre 105)



La Marquise de Merteuil à Cécile Volanges

Hé bien ! petite, vous voilà donc bien fâchée, bien honteuse ! & ce M. de Valmont est un méchant homme, n’est-ce pas ? Comment ! il ose vous traiter comme la femme qu’il aimerait le mieux ! Il vous apprend ce que vous mouriez d’envie de savoir ! En vérité, ces procédés-là sont impardonnables. Et vous, de votre côté, vous voulez garder votre sagesse pour votre amant (qui n’en abuse pas) ; vous ne chérissez de l’amour que les peines, & non les plaisirs ! Rien de mieux, & vous figurerez à merveille dans un roman. De la passion, de l’infortune, de la vertu par-dessus tout, que de belles choses ! Au milieu de ce brillant cortège, on s’ennuie quelquefois à la vérité, mais on le rend bien.

Voyez donc, la pauvre enfant, comme elle est à plaindre ! Elle avait les yeux battus le lendemain ! Et que direz-vous donc, quand ce seront ceux de votre amant ? Allez, mon bel ange, vous ne les aurez pas toujours ainsi ; tous les hommes ne sont pas des Valmont. Et puis, ne plus oser lever ces yeux-là ! Oh ! par exemple, vous avez eu bien raison ; tout le monde y aurait lu votre aventure. Croyez-moi cependant, s’il en était ainsi, nos femmes & même nos demoiselles auraient le regard plus modeste.

Malgré les louanges que je suis forcée de vous donner, comme vous voyez, il faut convenir pourtant que vous avez manqué votre chef-d’œuvre ; c’était de tout dire à votre maman. Vous aviez si bien commencé ! déjà vous vous étiez jetée dans ses bras, vous sanglotiez, elle pleurait aussi : quelle scène pathétique ! & quel dommage de ne l’avoir pas achevée ! Votre tendre mère, toute ravie d’aise, & pour aider à votre vertu, vous aurait cloîtrée pour toute votre vie ; & là vous auriez aimé Danceny tant que vous auriez voulu, sans rivaux & sans péché : vous vous seriez désolée tout à votre aise; & Valmont, à coup sûr, n’aurait pas été troubler votre douleur par de contrariantsplaisirs.


Sérieusement peut-on, à quinze ans passés, être enfant comme vous l’êtes ? Vous avez bien raison de dire que vous ne méritez pas mes bontés. Je voulais pourtant être votre amie : vous en avez besoin peut-être avec la mère que vous avez, & le mari qu’elle veut vous donner ! Mais si vous ne vous formez pas davantage, que voulez-vous qu’on fasse de vous ? Que peut-on en espérer ; si ce qui fait venir l’esprit aux filles semble au contraire vous l’ôter ?

Si vous pouviez prendre sur vous de raisonner un moment, vous trouveriez bientôt que vous devez vous féliciter au lieu de vous plaindre. Mais vous êtes honteuse, & cela vous gêne ! Hé ! tranquillisez-vous ; la honte que cause l’amour est comme sa douleur : on ne l’éprouve qu’une fois. On peut encore la feindre après, mais on ne la sent plus. Cependant le plaisir reste, & c’est bien quelque chose. Je crois même avoir démêlé, à travers votre petit bavardage, que vous pourriez le compter pour beaucoup. Allons, un peu de bonne foi. Là, ce trouble qui vous empêchait de faire comme vous disiez, qui vous faisait trouver si difficile de se défendre, qui vous rendait comme fâchée quand Valmont s’en est allé, était-ce bien la honte qui le causait, ou si c’était le plaisir ? & ses façons de dire auxquelles on ne sait comment répondre, cela ne viendrait-il pas de ses façons de faire ? Ah ! petite fille, vous mentez, & vous mentez à votre amie ! Cela n’est pas bien. Mais brisons-là.


Ce qui pour tout le monde serait un plaisir, & pourrait n’être que cela, devient dans votre situation un véritable bonheur. En effet, placée entre une mère dont il vous importe d’être aimée, & un Amant dont vous désirez de l’être toujours, comment ne voyez-vous pas que le seul moyen d’obtenir ces succès opposés, est de vous occuper d’un tiers ? Distraite par cette nouvelle aventure, tandis que vis-à-vis de votre maman vous aurez l’air de sacrifier à votre soumission pour elle un goût qui lui déplaît, vous acquerrez vis-à-vis de votre Amant l’honneur d’une belle défense. En l’assurant sans cesse de votre amour, vous ne lui en accorderez pas les dernières preuves. Ces refus, si peu pénibles dans le cas où vous serez, il ne manquera pas de les mettre sur le compte de votre vertu ; il s’en plaindra peut-être, mais il vous en aimera davantage ; & pour avoir le double mérite, aux yeux de l’un de sacrifier l’amour, à ceux de l’autre d’y résister, il ne vous en coûtera que d’en goûter les plaisirs. Oh ! combien de femmes ont perdu leur réputation, qui l’eussent conservée avec soin, si elles avaient pu la soutenir par de pareils moyens.

Ce parti que je vous propose ne vous paraît-il pas le plus raisonnable, comme le plus doux ? Savez-vous ce que vous avez gagné à celui que vous avez pris ? c’est que votre maman a attribué votre redoublement de tristesse à un redoublement d’amour, qu’elle en est outrée, & que pour vous en punir elle n’attend que d’en être plus sûre. Elle vient de m’en écrire ; elle tentera tout pour obtenir cet aveu de vous-même. Elle ira peut-être, me dit-elle, jusqu’à vous proposer Danceny pour époux ; & cela, pour vous engager à parler. Et si, vous laissant séduire par cette trompeuse tendresse, vous répondiez selon votre cœur, bientôt renfermée pour longtemps, peut-être pour toujours, vous pleureriez à loisir votre aveugle crédulité.


Fragonard, Le voeu d'amour (1785)
Fragonard, Le voeu d’amour (1785)

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