French 321

Assignment: Rousseau, Les rêveries du promeneur solitaire (Promenade 5)



De toutes les habitations où j’ai demeuré (& j’en ai eu de charmantes,) aucune ne m’a rendu si véritablement heureux & ne m’a laissé de si tendres regrets que l’île de St. Pierre au milieu du Lac de Bienne. Cette petite île qu’on appelle à Neufchâtel l’île de la Motte, est bien peu connue, même en Suisse. Aucun voyageur, que je sache, n’en fait mention. Cependant elle est très agréable & singulièrement située pour le bonheur d’un homme qui aime à se circonscrire ; car quoique je sois peut-être le seul au monde à qui sa destinée en ait fait une loi, je ne puis croire être le seul qui ait un goût si naturel, quoique je ne l’aie trouvé jusqu’ici chez nul autre.


De toutes les habitations où j’ai demeuré (& j’en ai eu de charmantes,) aucune ne m’a rendu si véritablement heureux & ne m’a laissé de si tendres regrets que l’île de St. Pierre au milieu du Lac de Bienne. Cette petite île qu’on appelle à Neufchâtel l’île de la Motte, est bien peu connue, même en Suisse. Aucun voyageur, que je sache, n’en fait mention. Cependant elle est très agréable & singulièrement située pour le bonheur d’un homme qui aime à se circonscrire ; car quoique je sois peut-être le seul au monde à qui sa destinée en ait fait une loi, je ne puis croire être le seul qui ait un goût si naturel, quoique je ne l’aie trouvé jusqu’ici chez nul autre.


Les rives du Lac de Bienne sont plus sauvages & romantiques que celles du Lac de Genève, parce que les rochers & les bois y bordent l’eau de plus près ; mais elles ne sont pas moins riantes. S’il y a moins de culture de champs & de vignes, moins de villes & de maisons ; il y aussi plus de verdure naturelle, plus de prairies, d’asiles ombragés de bocages, des contrastes plus fréquens & des accidents plus rapprochés. Comme il n’y a pas sur ces heureux bords de grandes routes commodes pour les voitures, le pays est peu fréquenté par les voyageurs ; mais il est intéressant pour des contemplatifs solitaires qui aiment à s’enivrer à loisir des charmes de la nature, & à se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oiseaux, & le roulement des torrents qui tombent de la montagne ! Ce beau bassin d’une forme presque ronde enferme dans son milieu deux petites îles, l’une habitée & cultivée, d’environ une demi-lieue de tour, l’autre plus petite, déserte & en friche, & qui sera détruite à la fin par les transports de terre qu’on en ôte sans cesse pour réparer les dégâts que les vagues & les orages font à la grande. C’est ainsi que la substance du faible est toujours employée au profit du puissant.

Il n’y a dans l’île qu’une seule maison, mais grande, agréable & commode, qui appartient à l’hôpital de Berne ainsi que l’île, & où loge un receveur avec sa famille & ses domestiques. Il y entretient une nombreuse basse-cour, une volière & des réservoirs pour le poisson. L’île dans sa petitesse est tellement variée dans ses terrains & ses aspects qu’elle offre toutes sortes de sites & souffre toutes sortes de cultures. On y trouve des champs, des vignes, des bois, des vergers, de gras pâturages ombragés de bosquets & bordés d’arbrisseaux de toute espèce dont le bord des eaux entretient la fraîcheur ; une haute terrasse plantée de deux rangs d’arbres borde l’île dans sa longueur, & dans le milieu de cette terrasse on a bâti un joli salon où les habitants des rives voisines se rassemblent & viennent danser les dimanches durant les vendanges.


C’est dans cette Île que je me réfugiai après la lapidation de Môtiers. J’en trouvai le séjour si charmant, j’y menais une vie si convenable à mon humeur que résolu d’y finir mes jours, je n’avais d’autre inquiétude sinon qu’on ne me laissât pas exécuter ce projet qui ne s’accordait pas avec celui de m’entraîner en Angleterre, dont je sentais déjà les premiers effets. Dans les pressentiments qui m’inquiétaient j’aurais voulu qu’on m’eût fait de cet asile une prison perpétuelle, qu’on m’y eût confiné pour toute ma vie, & qu’en m’ôtant toute puissance & tout espoir d’en sortir on m’eût interdit toute espèce de communication avec la terre ferme de sorte qu’ignorant tout ce qui se faisait dans le monde j’en eusse oublié l’existence & qu’on y eût oublié la mienne aussi.

On ne m’a laissé passer guère que deux mois dans cette île, mais j’y aurais passé deux ans, deux siècles & toute l’éternité sans m’y ennuyer un moment, quoique je n’y eusse, avec ma compagne, d’autre société que celle du receveur, de sa femme & de ses domestiques, qui tous étaient à la vérité de très bonnes gens & rien de plus, mais c’était précisément ce qu’il me fallait. Je compte ces deux mois pour le temps le plus heureux de ma vie & tellement heureux qu’il m’eût suffi durant toute mon existence sans laisser naître un seul instant dans mon âme le desir d’un autre état.


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