French 271

Assignment: Marguerite de Navarre, L’Heptaméron (nouvelle 8)

 



[fragment 1]
En la comté d’Alès y avait un homme, nommé Bornet, qui avait épousé une honnête femme de bien, de laquelle il aimait l’honneur et la réputation, comme je crois que tous les maris qui sont ici font de leurs femmes. Et combien qu'il voulait que la sienne lui gardât loyauté, si ne voulait-il pas que la loi fût égale à tous deux, car il alla être amoureux de sa chambrière, auquel change il ne gagnait que le plaisir qu’apporte quelquefois la diversité des viandes. II avait un voisin de pareille condition que lui, nommé Sandras, tambourin et couturier; et y avait entre eux telle amitié que, hormis la femme, n'avaient rien parti ensemble. Parquoi iI déclara à son ami l’entreprise qu’il avait sur sa chambrière, lequel non seulement le trouva bon, mais aida de tout son pouvoir à la parachever, espérant avoir part au butin. La chambrière, qui ne s’y voulut consentir. se voyant pressée de tous côtés, l’alla dire à sa maîtresse, la priant de lui donner congé de s’en aller chez ses parents, car elle ne pouvait plus vivre en ce tourment. La maîtresse, qui aimait bien fort son mari duquel souvent elle avait eu soupçon, fut bien aise d’avoir gagné ce point sur lui, et de lui pouvoir montrer justement qu 'elle en avait eu doute. Dit à sa chambrière: «Tenez bon, m’amie, tenez peu à peu bons propos à mon mari, et puis après lui donnez assignation de coucher avec vous en ma garde-robe. Et ne faillez à me dire la nuit qu’il devra venir, et gardez que nul n’en sache rien.» La chambrière fit tout ainsi que sa maîtresse lui avait commandé, dont le maître fut si aise qu’il en alla faire la fête à son compagnon, lequel le pria, vu qu’il avait été du marché, d’en avoir le demeurant. La promesse faite et l’heure venue, s’en alla coucher le maître, comme il cuidait, avec sa chambrière. Mais sa femme, qui avait renoncé a l’autorité de commander pour le plaisir de servir, s’est mise en la place de sa chambrière. Et reçut son mari non comme femme, mais feignant la contenance d’une fille étonnée, si bien que son mari ne s’en aperçut point.


[fragment 2]

 

Sur le point de l’aube du jour, cet homme se leva d’auprès d’elle et, se jouant à elle au partir du lit, lui arracha un anneau qu’elle avait au doigt, duquel son mari l’avait épousée. (Chose que les femmes de ce pays gardent en grande superstition, et honorent fort une femme qui garde tel anneau jusqu’ à la mort; et au contraire, si par fortune le perd, elle est désestimée, comme ayant donné sa foi à autre qu’à son mari.) Elle fut très contente qu’il lui ôtât, pensant qu’il serait sûr témoignage de la tromperie qu’elle lui avait faite.


[fragment 3]
Mais Dagoucin, qui encore n’avait sonné mot, ne se put tenir de dire: «L’homme est bien déraisonnable quand il a de quoi se contenter et veut chercher autre chose. Car j’ai vu souvent, pour cuider mieux avoir et ne se contenter de la suffisance, que I’on tombe au pis. Et si n’est l’on point plaint, car l’inconstance est toujours blâmée.» Simontaut lui dit : « Mais que ferez-vous à ceux qui n’ont pas trouvé leur moitié? Appelez-vous inconstance de la chercher en tous lieux où l’on peut la trouver ?» -«Pource que l’homme ne peut savoir, dit Dagoucin, où est cette moitié dont l’union est si égale que l’on ne diffère de l’autre, il faut qu’il s’arrête où l’amour le contraint et que, pour quelque occasion qui puisse advenir, ne change le coeur ni la volonté. Car si celle que vous aimez est tellement semblable à vous et d’une même volonté, ce sera vous que vous aimerez, et non pas elle.» -«Dagoucin, dit Hircan, vous voulez tomber en une fausse opinion: comme si nous devions aimer les femmes sans en être aimés!» -«Hircan, dit Dagoucin, je veux dire que si notre amour est fondée sur la beauté, bonne grâce, amour et faveur d’une femme, et notre fin soit plaisir, honneur ou profit, l’amour ne peut longuement durer. Car si la chose sur quoi nous la fondons défaut, notre amour s’envole hors de nous. Mais je suis ferme à mon opinion que celui qui aime, n’ayant autre fin ni désir que bien aimer, laissera plutôt son âme par la mort que cette forte amour sailIe de son coeur.» -« Par ma foi, dit Simontaut, je ne crois pas que jamais vous ayez été amoureux, car si vous aviez senti le feu comme les autres, vous ne nous peindriez pas ici la chose publique de Platon, qui s’écrit et ne s’expérimente point.»


Marguerite de Navarre (1492-1549)

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