Bastille (Paris je t’aime) (FR 201)

French 201 Bastille1

1ère lecture: Click below, sit back, and listen as you read along. Don’t worry too much about meaning this first time around.

Bastille

Il regarda sa femme qui traversait la rue.

Elle portait le trench rouge dont elle jurait chaque année de se débarrasser, et qu’elle finissait pourtant par ressortir du fond de sa penderie d’une année sur l’autre. Elle agissait comme ça pour tout, et c’était justement cette particularité qui l’avait attiré lorsqu’il l’avait rencontrée pour la première fois. Les mêmes vêtements portés encore et encore, les grandes piles de rouge à lèvres auxquelles elle ne touchait jamais, cette chanson, Le tourbillon de la vie, qu’elle entonnait en cuisinant des quenelles, faisaient désormais partie d’une vie qui lui semblait étrangère, et qu’il projetait d’abandonner entre le plat principal et le dessert.

Il réalisait l’incongruité à la fois étrange et logique de l’endroit qu’il avait choisi pour la quitter. C’était ici même qu’il s’était rendu compte pour la première fois, qu’il ne l’aimait plus. Quand elle se mit à sourire il fut sur le point de crier «Je vais te quitter, cesse donc de sourire» mais il se contenta de lui offrir un peu de son Kir.

Ce qui lui portait également sur les nerfs avec sa femme, c’était qu’elle ne commandait jamais d’hors d’œuvres, ni de dessert, mais qu’elle mangeait toujours les siens, presque en entier. Et le pire de tout, c’était qu’il finissait toujours par commander ce qu’elle aimait. «Je ne sais plus si j’aime vraiment les profiteroles» pensa-t-il, d’un air grave et solennel.

Lorsqu’elle se mit à pleurer comme il ne l’avait jamais vu pleurer auparavant, la première chose à laquelle il pensa était qu’elle savait qu’il allait la quitter pour Marie-Christine, l’hôtesse de l’air fougueuse qu’il aimait depuis un an et demi. «Ça y’est» pensa-t-il, «Elle le sait. Elle le savait depuis un certain temps, j’aurais dû m’y attendre.»

Sans cesser de pleurer, elle sortit des papiers de son sac à main, et elle les lui tendit. Dans une terminologie médicale aseptisée, les papiers décrivaient un cas de leucémie en phase terminale. En un éclair, la raison de ce repas s’envola de son esprit. Et une étrange voix métallique commença à lui dire «Il faut être à la hauteur des circonstances.»

Et c’est ce qu’il fit.

Il commanda tout d’abord trois portions de profiteroles à emporter, et il envoya un SMS à sa maîtresse. Il entoura sa femme de toutes les attentions qu’elle lui avait jusqu’ici réclamées. Accrocher les tableaux posés çà et là dans la maison, l’accompagner au cinéma dans la matinée pour aller voir ses films préférés. Faire les soldes avec elle alors qu’il détestait le shopping. Lire à haute voix Sputnik Sweetheart de Murakami. Et toutême les choses les plus insignifiantes, avait une autre saveur depuis qu’il savait que ce serait la dernière fois qu’il pouvait les faire pour elle.

A force de se comporter comme un homme amoureux, il devint de nouveau, un homme amoureux.

Et quand elle mourut dans ses bras, il tomba dans un coma émotionnel, duquel il ne sortit jamais. Aujourd’hui encore, après des années, son cœur s’étreint chaque fois qu’il voit une femme, portant un trench rouge.

FIN

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