French 321

Assignment: Laclos, Les Liaisons dangereuses (lettre 6)



Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil, à Paris

Du château de… le 7 août 17**.

Il n’est donc point de femme qui n’abuse de l’empire qu’elle a su prendre ! Et vous-même, vous que je nommai si souvent mon indulgente amie, vous cessez enfin de l’être, & vous ne craignez pas de m’attaquer dans l’objet de mes affections ! De quels traits vous osez peindre Mme de Tourvel ! … quel homme n’eût pas payé de sa vie cette insolente audace ? à quelle autre femme qu’à vous n’eût-elle pas valu au moins une noirceur ? De grâce, ne me mettez plus à d’aussi rudes épreuves ; je ne répondrais pas de les soutenir. Au nom de l’amitié, attendez que j’aie eu cette femme, si vous voulez en médire. Ne savez-vous pas que la seule volupté a le droit de détacher le bandeau de l’amour ?


Mais que dis-je ? A-t-elle besoin d’illusion ? non ; pour être adorable il lui suffit d’être elle-même.


J’ai dirigé sa promenade de manière qu’il s’est trouvé un fossé à franchir ; et, quoique fort leste, elle est encore plus timide (vous jugez bien qu’une prude craint de sauter le fossé). Il a fallu se confier à moi. J’ai tenu dans mes bras cette femme modeste. Nos préparatifs & le passage de ma vieille tante l’avaient fait rire aux éclats : mais, dès que je me fus emparé d’elle, par une adroite gaucherie, nos bras s’enlacèrent naturellement. Je pressai son sein contre le mien ; et, dans ce court intervalle, je sentis son cœur battre plus vite. L’aimable rougeur vint colorer son visage, & son modeste embarras m’apprit assez que son cœur avait palpité d’amour & non de crainte. Ma tante cependant s’y trompa comme vous, & se mit à dire : “L’enfant a eu peur” ; mais la charmante candeur de l’enfant ne lui permit pas le mensonge, & elle répondit naïvement : « Oh ! non, ce n’est pas cela. » Ce seul mot m’a éclairé. De ce moment, le doux espoir a remplacé la cruelle inquiétude.


J’aurai cette femme ; je l’enlèverai au mari qui la profane ; j’oserai la ravir au Dieu même qu’elle adore. Quel délice d’être tour à tour l’objet & le vainqueur de ses remords ! Loin de moi l’idée de détruire les préjugés qui l’assiègent ! ils ajouteront à mon bonheur & à ma gloire. Qu’elle croie à la vertu, mais qu’elle me la sacrifie. Que ses fautes l’épouvantent sans pouvoir l’arrêter, et, qu’agitée de mille terreurs, elle ne puisse les oublier, les vaincre que dans mes bras. Qu’alors, j’y consens, elle me dise : “Je t’adore” ; elle seule, entre toutes les femmes, sera digne de prononcer ce mot. Je serai vraiment le Dieu qu’elle aura préféré.


Soyons de bonne foi ; dans nos arrangements, aussi froids que faciles, ce que nous appellons bonheur est à peine un plaisir. Vous le dirai-je ? je croyais mon cœur flétri ; & ne me trouvant plus que des sens, je me plaignais d’une vieillesse prématurée. Mme de Tourvel m’a rendu les charmantes illusions de la jeunesse. Auprès d’elle, je n’ai pas besoin de jouir pour être heureux. La seule chose qui m’effraie, est le temps que va me prendre cette aventure ; car je n’ose rien donner au hasard. J’ai beau me rappeler mes heureuses témérités, je ne puis me résoudre à les mettre en usage. Pour que je sois vraiment heureux, il faut qu’elle se donne ; & ce n’est pas une petite affaire.


Watteau, Femme assise (1717)

Watteau, Femme assise (1717)

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