16 Monique Proulx – Les Transports en commun (Les Aurores montréales, 1997)

Photo de Monique Proulx

On revient à Monique Proulx, autrice du conte Ça avec lequel nous avons ouvert ce semestre ! La nouvelle que vous lirez ici, Les Transports en commun,  fait partie aussi de son anthologie Les Aurores montréales dont nous avons aussi discuté autrefois.

Avertissement – la nouvelle suivante traite d’un sujet difficile, les tentatives de suicide. 


Les Transports en commun

Elle a sauté entre les rails, dans un froissement raide de ciré. Elle n’est pas tombé, c’est surprenant pour un grand corps aussi empêtré que le sien. Et maintenant, elle se tient tranquille, son sac à main bien amarré sur l’épaule. Elle fait comme les autres, elle attend le métro – mais pas pour y monter, très manifestement.

Ça se répand comme une grippe intestinale parmi les transportés de l’heure de pointe, la station Berri au grand complet se masse près de la voie pour mieux reluquer ça : ils se rendent compte, les gens, que c’est un drame qui est en train de s’embryonner sous leurs yeux, et ça les laisse tout ébaudis, tout excités, ils n’ont pour la plupart jamais vu de suicidée pour de vrai, en chair et en ciré comme je vous parle.

Il y a Conrad parmi la foule, il est vendeur de souliers chez Pegabo et un peu plus petit que la moyenne, ce qui le prive du spectacle. Il comprend tout de suite que quelque chose d’insolite se trame et il s’approche, lui aussi, pour tenter d’attraper des bribes de l’aventure. Les gens marmottent entre eux comme de vieilles connaissances, « C’est une désespérée ! » clame devant Conrad un grand type qui voit tout et qui a beaucoup lu, probablement. À force de jouer des coudes, Conrad se faufile au premier rang et il l’aperçoit. Elle a des lunettes, la trentaine un peu moche, éteinte pour l’ordinaire, et ce grand ciré noir qui lui fait une silhouette invraisemblable. Elle tourne le dos à tout le monde, l’air d’affirmer que cette histoire ne la concerne en rien, elle s’acheminer lentement vers la gueule sombre du tunnel, d’où s’exhalent déjà des grondements de wagons en marche. À la regarder comme ça, tellement tranquille, on ne comprend pas, ce n’est pas le genre à avoir connu des peines d’amour – ce n’est pas le genre à avoir connu quoi que ce soit, d’ailleurs, et sans doute est-ce là une raison suffisante pour se tenir ainsi résignée face à un métro homicide qui s’avance.

Quelqu’un près de Conrad hurle : « Il faut faire quelque chose ! » et Conrad, avec un retard un peu abasourdi, se rend compte que c’est de lui qu’est sortie cette vocifération farfelue. Les autres autour marquent leur accord de principe par les hochements de tête vaguement fatalistes, oui, certes, il faut faire quelque chose, mais quoi, que peut-on contre la mort et n’est-il pas déjà trop tard, le métro s’en vient, pauvre pauvre fille, pauvres enfants pauvres parents de cette pauvre fille. Le métro s’en vient, Conrad ne veut pas être celui qui agit, n’a jamais voulu, le métro s’en vient, son mugissement de mécanique emballée monte comme une fièvre, trop tard pour prévenir les contrôleurs là-haut, trop tard pour parlementer avec la fille et la convaincre – de quoi, au fait ? Madame, la vie vaut la peine, restez en vie, madame, si personne ne vous aime, moi, je vous aimerai…Comment le croirait-elle, lui qui n’aime que les hommes ? Et tout à coup Conrad plonge dans la fosse sans réfléchir, il saute sur la fille, l’assomme à moitié, il la lance telle une botte de foin sur le quai et s’y projette lui-même, tant l’émotion décuple les forces.

Et soudain, surgie d’on ne sait où, une équipe de télévision entière se dresse devant Conrad, les projecteurs l’éblouissent, on le hisse sur des épaules et on l’applaudit. La fille en ciré a enlevé ses lunettes et son ciré, elle est très belle comme dans les annonces de l’esthéticienne Avant-Après, elle explique à Conrad qu’il s’agit d’un test télévisé en direct sur l’héroïsme ordinaire, c’est lui qui gagne, est-il content ? Conrad est interviewé au Point et à Rencontres, il fait la une de toutes les presses du lendemain, Jean Chrétien lui offre une cravate, le pape lui télécopie des indulgences, il reçoit la légion d’honneur et la croix de Saint-Jean-Baptiste.

Ça l’écœure, Conrad. Il a dû changer de job parce que les clientes le harcelaient – c’est vous le héros, est-ce que je peux vous toucher ?… Maintenant, il ne prend plus le métro. Il marche. Et quand il se trouve arrêté à un feu rouge, à côté d’un aveugle par exemple, il ne l’aide pas à traverser comme il l’aurait fait auparavant, non monsieur, il le bouscule un peu, en sourdine, pour qu’il se casse la gueule.

 

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French 271 - Introduction à l'analyse littéraire Copyright © by JEFFREY THOMAS. All Rights Reserved.

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