4 Baudelaire, “Les Bijoux” – Jacqueline Ebelabena

Charles Baudelaire et le Second Empire en France

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Le Second Empire de Louis Napoléon Bonaparte régit l’ordre moral qui impose des limites aux écrivains au XIXe siècle. Leurs écrits doivent impérativement se conformer aux attentes politico-religieuses d’une société française bourgeoise extrêmement conservatrice. Ceux qui sont accusés d’outrage à la morale sociale ou/et religieuse sont censurés et sévèrement punis par la loi. A titre d’exemple, Gustave Flaubert avait été poursuivi en justice après la publication de Madame Bovary en 1857. La même année, lorsqu’il publie la première édition des Fleurs du mal, Baudelaire s’attire également les foudres de la presse française et est poursuivi en justice pour “outrage à la morale et aux bonnes moeurs” (Bourdin 1).

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Son principal accusateur, le journaliste Gustave Bourdin, qualifie son oeuvre d’abjecte dans l’édition du Figaro de 1857, dans laquelle: “L’odieux y coudoie l’ignoble ; le repoussant s’y allie à l’infect. Jamais on ne vit mordre et même mâcher autant de seins dans si peu de pages ; jamais on n’assiste à une semblable revue de démons, de fœtus, de diables, de chloroses, de chats et de vermine. Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l’esprit, à toutes les putridités du cœur ; encore si c’était pour les guérir, mais elles sont incurables.” (1)

 

Récapitulatif de la durée du procès de Baudelaire:

  • 21 Juin 1857: Parution des Fleurs du mal à Paris; 1100 exemplaires publiés
  • Juin-Juillet 1857: Articles de presse accusant Baudelaire d’immoralité
  • 17 Juillet 1857: Le procureur ordonne la saisie des exemplaires
  • 20 Août 1857: Procès et condamnations des Fleurs du mal; 300 francs d’amende; 6 poèmes bannis du recueil
  • 1861: 2e édition des Fleurs du mal sans les poèmes “maudits”; ajout de 31 poèmes
  • 1866: Publication des Epaves à Bruxelles
  • 6 Mai 1866: Condamnation des Epaves par le tribunal correctionnel de Lille

“Les Bijoux” de Charles Baudelaire

 

La très-chère était nue, et, connaissant mon cœur,

Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores,

Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur

Qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores.

 

Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,

Ce monde rayonnant de métal et de pierre

Me ravit en extase, et j’aime à la fureur

Les choses où le son se mêle à la lumière.

 

Elle était donc couchée et se laissait aimer,

Et du haut du divan elle souriait d’aise

À mon amour profond et doux comme la mer,

Qui vers elle montait comme vers sa falaise.

 

Les yeux fixés sur moi comme un tigre dompté,

D’un air vague et rêveur elle essayait des poses,

Et la candeur unie à la lubricité

Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ;

 

Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,

Polis comme de l’huile, onduleux comme un cygne,

Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins ;

Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,

 

S’avançaient, plus câlins que les Anges du mal,

Pour troubler le repos où mon âme était mise,

Et pour la déranger du rocher de cristal

Où, calme et solitaire, elle s’était assise.

 

Je croyais voir unis par un nouveau dessin

Les hanches de l’Antiope au buste d’un imberbe,

Tant sa taille faisait ressortir son bassin.

Sur ce teint fauve et brun le fard était superbe !

 

–Et la lampe s’étant résignée à mourir,

Comme le foyer seul illuminait la chambre,

Chaque fois qu’il poussait un flamboyant soupir,

Il inondait de sang cette peau couleur d’ambre !

 

 

Questions de compréhension générale

 

  • Qu’entend le narrateur par “bijoux”?
  • Quels sont les passages qui renvoient au corps? Qu’impliquent-ils?
  • Quels sont les éléments qui touchent aux cinq sens corporels? Que nous permettent-ils de comprendre entre le narrateur et celle à qui il fait référence?
  • Il y’a t-il des traces d’exotisme dans ce poème? Qu’impliquent-elles?
  • Comment est-ce que le narrateur présente-t-il la femme? A-t-elle plusieurs facettes?
  • Comment décririez vous la relation entre le “je” et “la très-chère”?
  • Relevez les éléments qui renvoient à la sensualité/au désir sexuel dans le texte. À qui s’appliquent-ils? Comment et pourquoi?
  • Pensez-vous que la relation entre le “je” et “la très chère” est consentante? Sont-ils au même pied d’égalité? Justifiez votre réponse.

Discussion plus large sur le poème

  • A votre avis, pensez-vous que le narrateur est une victime ou un bourreau dans ce poème? Est-il possible de voir dans certaines parties la lutte intérieure qui le déchire lors de son processus de création poétique?
  • Quel était l’effet recherché par Baudelaire à travers le métissage des cultures  dans “Les Bijoux”?
  • Est-ce que vous pensez qu’à la fin de son processus créatif Baudelaire soit parvenu à donner vie à l’amante idéale, aux antipodes des conventions européennes?

 

 


Les représentations de la muse érotique baudelairienne dans “Les Bijoux”

Le poème “Les Bijoux” de Charles Baudelaire fait partie de la première édition des Fleurs du mal qu’il publie en 1857. Amputé de la version originale (avec 6 autres poèmes) et banni en France parce que jugé scandaleux sous le Second Empire, ce poème se retrouvera plus tard dans Les Épaves, un recueil de poèmes interdits de Baudelaire publié à Bruxelles par Poulet-Malassis en 1866. La question de la morale sociale et religieuse prend donc toute son ampleur dans ce poème parce qu’elle remet en cause non seulement la liberté d’expression des écrivains en France au XIXe siècle mais elle soulève également les limites et le problème de la sexualité et des imageries qui y sont attachées en littérature en tant que “mal” social. L’attention particulière accordée à la femme, pivot central de notre analyse et personnage incontournable de l’imaginaire baudelairien, nous permettra d’analyser le rôle et l’évolution de la muse érotique dans “Les Bijoux” en relation avec le pouvoir colonial au XIXe siècle.

 

Les Muses sont les noms donnés aux filles de Zeus et Mnémosyne, déesse de la mémoire, dans la mythologie grecque. Les muses étaient reconnues pour leur rôle d’intermédiaire entre les dieux et les artistes, précisément parce qu’elles étaient leur source d’inspiration. Dans “Les Bijoux”, Baudelaire joue avec l’identité de la muse en présentant la femme à la fois comme objet de contemplation, comme objet de possession mais surtout comme objet de consommation masculine. En effet, le poème débute par une description explicite et sensuelle de l’amante du narrateur par l’association du champ lexical du corps, de l’ouïe et de la vue et du lexique ornemental mentionnés dans la première strophe:

 

La très-chère était nue, et, connaissant mon cœur,

Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores,

Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur

 

Le mot “chère” ici utilisé par le narrateur, homophone lexical du mot “chair”, accentué par l’adverbe d’intensité “très” et l’adjectif attribut du sujet “nue”, laisse entendre de prime abord que le sujet principal de l’attention du narrateur sera le corps d’une femme. Cette nudité féminine, relevée par l’aspect exotique des accessoires qui embellissent ses attributs, devient une arme fatale qu’elle a en sa possession pour conquérir le narrateur en dévoilant également les relations dominant-dominé qui existent entre le narrateur et la femme qui cherche à le séduire. L’hypallage et la personnification d’un objet inanimé contenues dans l’expression “bijoux sonores” accordent certaine une musicalité aux bijoux qui leur permet de se mouvoir bruyamment, imitant ainsi le déhanchement sensuel du corps de la femme. Elle connaît les fantasmes refoulés du narrateur comme l’indique l’intimité du mot “coeur”, et sait comment les satisfaire. Aussi, bien que l’identité et l’utilité de la femme ne soient plus distinctes de celles d’un objet de décoration parce qu’elle devient l’objet du désir masculin, c’est elle qui semble détenir les rênes du plaisir masculin. Baudelaire crée donc une relation de continuité métonymique entre les bijoux et la femme, d’où le titre du poème. Dans les deux derniers vers du premier quatrain, c’est triomphe de la femme-tentatrice, comme le montre l’utilisation des adjectifs: “vainqueur” et “heureux”.

Malheureusement pour cette dernière, cette victoire n’est qu’illusoire, comme le souligne l’emploi du verbe d’état “donnait l’air”. En fait, l’avantage qu’elle croit posséder n’a jamais quitté les mains du narrateur et il ne lui a été octroyé que par le biais de sa sexualité, pour la satisfaction des fantasmes de celui-ci, mais surtout pour un temps limité. Le narrateur clôture ainsi le premier quatrain en insinuant l’identité et la condition sociale du mystérieux objet de ses désirs:  “Qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores”. La muse du narrateur serait une esclave mauresque, probablement d’Afrique du Nord, ce qui laisse à penser que le narrateur pourrait être son maître ou un admirateur épris d’elle.

Les signes d’exotisme oriental et de rêverie poétique s’intensifient dans les deuxième et troisième quatrains, avec des références aux facettes de la femme orientale comme objet de contemplation que le narrateur propose. D’abord dans le deuxième quatrain, c’est la danseuse mauresque qui est observée, avec une mise en parallèle des images, des sons et du plaisir éprouvé par le narrateur:

 

Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,

Ce monde rayonnant de métal et de pierre

Me ravit en extase, et j’aime à la fureur

Les chosesle son se mêle à la lumière.

 

Dans ce quatrain, le corps de la femme et la vision qu’il offre au narrateur représentent non seulement un moyen d’évasion de la réalité (“le monde”; “les choses”), mais également un droit d’accès temporaire à un imaginaire exotique coloré (“rayonnant”, “lumière”), bruyant (“son”, bruit”) et sans tabou. Dans cet espace confiné et intime mais plus libéré qui pourrait tout aussi être un harem ou le palais d’un sultan, le narrateur peut goûter sans danger à tous les plaisirs qui lui sont refusés dans une société européenne plus socialement et moralement conservatrice. Sa muse étant une esclave, et donc plus accessible que les jeunes filles de bonnes familles françaises, il est libre d’expérimenter avec elle ses fantasmes de luxure.

Le mot “danse” qui est employé par le narrateur en parlant du “monde” renvoie aux danses orientales ou danses du ventre pratiquées depuis des siècles par les femmes en Orient, et dont les chorégraphiques, explicites ou non, ont pour but de distraire les invités lors d’évènements festifs (Le chaâbi marocain) ou de séduire la gent masculine (la version féminine du rasq tahtib égyptien). Elles sont généralement à moitié nues, couvertes de bijoux et/ou de pierres précieuses, dans des espaces assez colorés dans lesquels elles se donnent en spectacle et où il est joué une musique bruyante et aguicheuse. Il est important de préciser ici que Baudelaire étant l’auteur du poème, le narrateur a une vision eurocentrique et stéréotypée de l’Orient, dont l’imaginaire s’est construit au début du XVIIIe siècle par le biais de certains écrivains et peintres:

 

Salomé de Franz Von Stuck (1906) Première de couverture de Salammbô de Gustave Flaubert

[…] l’une des principales figures de cet univers artistique orientaliste, c’est la femme, la figure féminine. Shéhérazade dans les Mille et une Nuits (traduites en 1717 par Antoine Galland), l’Odalisque d’Eugène Delacroix (1825), Salammbô de Flaubert (1862), Dalila dans le grand opéra de Saint-Saëns … La femme orientale, souvent fatale et tentatrice, incarne un fantasme. Elle est charnelle, dénudée, et à l’exact opposé de ce que se doit d’être alors la femme bourgeoise européenne. (Moller 4)

 

Almée, Une Danseuse Égyptienne de Gunnar Berndtson (1883)

C’est cette vision coloniale, centrée sur l’opulence orientale et le caractère érotique du corps de la femme et de ses mouvements, qui fascine les artistes européens au XIXe siècle. Des tableaux comme Almée, Une Danseuse Égyptienne, du peintre finlandais Gunnar Berndtson (1883) justifie cette allégation. En effet, le tableau de Berndtson présente une jeune danseuse orientale, posant de manière suggestive devant deux bourgeois européens. Le torse nu, elle n’est recouverte que d’un  sarouel transparent qui laisse deviner ses parties intimes.

Bien qu’on ne puisse pas voir si sa poitrine est décorée, ses longs cheveux de jais tressés sont toutefois recouverts d’accessoires étincelants. La danseuse se cambre au son de la musique jouée par un joueur de tambour noir, assis dans la pénombre. La scène elle-même se déroule dans un espace clos, aux couleurs vibrantes (rouge, bleu, jaunes) et dont les murs et le sol sont recouverts respectivement de magnifiques rideaux et de tapis orientaux. L’on pourrait donc se trouver soit en Egypte, soit dans un salon parisien dit de style arabe. Les deux admirateurs européens quant à eux donnent l’impression d’être mesmérizés par le spectacle qui leur est offert, tout en ne montrant aucun signe extérieur de leur émoi. Contrairement au narrateur de Baudelaire, ils se comportent avec toute la retenue dont se distinguent généralement les individus de leur rang social. A ce niveau de notre analyse, il est donc crucial de relever la fonction assignée au regard du colonisateur sur le colonisé et l’impact qu’il a sur les relations dominant-dominé au XIXe siècle. Dans “Les Bijoux”, les rapport sont plus ambigus parce que le narrateur et la danseuse se regardent, ce qui permet à Baudelaire d’intensifier le mystère sur la dynamique du pouvoir entre les deux protagonistes du poème.

Ensuite dans le troisième quatrain, le narrateur passe d’observateur à consommateur en présentant au lecteur la femme orientale comme odalisque, allongée et offerte:

 

Elle était donc couchée et se laissait aimer,

Et du haut du divan elle souriait d’aise

À mon amour profond et doux comme la mer,

Qui vers elle montait comme vers sa falaise.

 

La muse baudelairienne ici est “couchée” et “se laissait aimer” par son maître et admirateur, étalée “du haut du divan” d’où elle “souriait d’aise”. Dans ce passage, la femme conquise s’offre à son maître qui semble lui donner du plaisir, mais avec une certaine passivité: le maître a repris le contrôle de la situation. Mais, il y a tout de même une certaine obscurité qui enveloppe les expressions “aimer” et “amour profond et doux” que le narrateur emploie (comme le “coeur” au début du texte) pour décrire ses sentiments à l’endroit de la muse. Bien qu’elle sourit à son maître pendant qu’il se sert de son corps, ce qui suggérerait qu’elle prend également du plaisir, il est difficile d’en affirmer la sincérité vu que la voix féminine est totalement absente de ce poème. De part son infériorité sociale, la femme doit obéissance et soumission à son propriétaire, ce qui ne lui donne pas vraiment la liberté de choisir celui à qui elle se donne et permet encore moins au lecteur de déterminer s’il y a réciprocité de sentiments. Plus troublant encore, elle jouit de l’acte sexuel “du haut du divan” et non vu d’en bas, ce qui la place à une certaine hauteur et crée encore une fois une ambiguïté dans les rapports dominant-dominé qui existent déjà entre le narrateur et la muse. Il est donc difficile de parvenir à une conclusion satisfaisante parce que le rapport du lecteur avec texte ne lui est donné que par le prisme masculine de la voix du narrateur.

Cette vision archaïque et séculaire de la femme orientale comme objet de soumission et de consommation que nous présente Baudelaire dans “Les Bijoux”, nous donne donc l’opportunité d’explorer la muse orientale comme odalisque, notion également en vogue au XIXe siècle. Originellement assignées aux rôles d’esclaves des sultans parce qu’elles occupaient le plus bas rang social du harem dans la culture orientale, les odalisques n’étaient que de simples servantes:

 

[…] though many think odalisques were the women among whom sultans romped, in

reality, they served those who served the sultan. They were slaves who tended the other women of the harem: the concubines who were under the wives, and the wives who were under the Sultana Valide, the sultan’s mother, often the most powerful person in the seraglio other than the sultan himself, sometimes more than the sultan himself, who, after all, was sometimes but a child.” (Papatya Bucak 31)

 

Elles ne pouvaient gravir l’échelle sociale que si elles possédaient des talents exceptionnels pour le chant et la danse pour accéder au rang d’esclaves préférées. Tout comme les danseuses mauresques, elles ont fasciné et inspiré de nombreuses peintures érotiques de femmes au XIXe siècle notamment chez Ingres, Delacroix et Manet. Les multiples références que fait Baudelaire à la séduction, aux ornements et à la possession du corps féminin dans “Les Bijoux” semblent être un miroir de la peinture de Delacroix intitulée Femme nue couchée et son valet, dit aussi odalisque (1826). Le portrait est celui d’une femme couchée et complètement nue sur ce qui ressemble à un lit ou à un divan. Avec les bras levés, le regard baissé et une jambe repliée masquant à peine son intimité, la femme offre une vue imprenable sur son corps tout en courbes et qui invite au toucher de celui qui la possède. La couleur de sa peau contraste drastiquement avec l’obscurité du fonds de la toile, la rougeur des rideaux du lit, mais surtout avec la blancheur immaculée des draps sur lesquels elle est couchée.

 

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Femme nue couchée et son valet, dit aussi odalisque d’Eugène Delacroix (1826)

Comme la femme fatale qui inspire Baudelaire dans “Les Bijoux”, elle prend des poses séductrices qui jurent avec la crédulité de son visage d’enfant, mais qui semblent être une arme de séduction indubitable. Soumise, elle s’apprête également à être dépossédée de sa virginité, par le sultan, son maître. Dans ces oeuvres, il est évident que l’image de la femme, en tant que muse, est une source d’inspiration du génie artistique chez Baudelaire et Delacroix. Mais, cette beauté artistique semble manquer d’objectivité parce qu’elle est ancrée dans une vision androcentrique de la femme orientale et de ce fait, ne peut prendre son essor que dans le cadre restreint et réducteur de la misogynie et de l’objectification sexuelle de cette dernière pour la satisfaction du plaisir masculin.

Jeanne Duval d’Edouard Manet (1862)

A partir du quatrième quatrain des “Bijoux”, Baudelaire rompt avec sa muse orientale pour embrasser une nouvelle source d’inspiration, les Caraïbes (ou l’Afrique), mais toujours de manière implicite et subtile. Dans le quatrain précédent, le narrateur avait déjà fait allusion au “divan”, qui rappelle le poème de Théodore de Banville du même nom, qui aurait été inspiré par Jeanne Duval, la maîtresse métisse et muse haïtienne de Baudelaire.

Les rapports de force sont une fois de plus inversés, parce que la muse a été finalement apprivoisée par le maître, comme le souligne la comparaison animale du vers 13: “Les yeux fixés sur moi comme un tigre dompté”. Il y a un changement de cadence qui se produit à l’intérieur du poème: on passe d’une objectification (muse orientale) à une animalisation (muse noire) du sujet d’inspiration et par ricochet, à une bestialisation de la sexualité de la muse noire. Le narrateur présente encore une autre image de la femme, celle qui est l’incarnation de la chasteté et lascivité, la vertu et la bestialité, à travers l’antithèse: “Et la candeur unie à la lubricité”. Dans ses yeux, la notion de beauté féminine doit être mêlée à un degré de perversion morale pour lui donner un certain attrait, comme on le voit dans les vers 14, 15 et 16 de ce quatrain:

 

D’un air vague et rêveur elle essayait des poses,

Et la candeur unie à la lubricité

Donnait un charme neuf à ses métamorphoses ;

 

La chorégraphie effectuée par la danseuse pour séduire son maître, représentée par “poses” et “métamorphoses”, est encadrée par “la candeur” et  “la lubricité” qui émanent d’elle. Il semblerait que c’est cette dualité de l’image de la femme qui incite encore plus le narrateur à vouloir la posséder et la consommer, comme si la pureté la femme était la soupape qui restreignait son côté lubrique, laissant ainsi à ce dernier la latitude de pouvoir le libérer de cet emprisonnement, par sa plume. Dans son article intitulé Sensibility Since Sade dans lequel il discute des différents auteurs du XVIIIe et du XIXe siècle qui ont été influencés par la sensualité cruelle qui caractérisait les oeuvres du Marquis de Sade, Albert Fowler déclare que:

 

For Flaubert and Baudelaire woman’s baseness, her way with evil is the root of her charm. Debauchery decorates her with infernal beauty. […] Diderot in his Religieuse adopts the scheme of Richardson’s novels and presents a detailed picture of physical and moral tortures ostensibly for anticlerical propaganda but in fact showing a complacent acceptance of these cruelties which was soon to be named after the Marquis de Sade. Diderot’s constant proclamation of his heroine’s virtue seems to be used to add spice to the anguish of her persecution, and anticipates Sade’s method with his Justine. […] Virtue exists only as a restraint to be broken, an essential condition to sadistic pleasure just as evil exists as an obstacle to be overcome orthodox morality. (240-244)

 

Ce passage est à la fois très perturbant et révélateur parce qu’il impute à la chasteté féminine la responsabilité des violences sexuelles et psychologiques infligées aux femmes dans la société. Alors si on se fie aux recherches de Fowler, les codes sociaux et moraux qui divisent les femmes en promouvant la vertu comme qualité protectrice de la réputation de ces dernières, sont caduques. Les femmes ne seront jamais à l’abri des regards malsains, des jugements et assauts masculins dont elles sont victimes au quotidien. Au contraire, c’est la pureté qui émane d’elles qui font d’elles des proies idéales aux yeux des hommes. Comme l’a fait Diderot dans La Religieuse, Baudelaire semble vouloir recréer, avec sa muse érotique, un idéal de beauté féminine qui vacille entre libertinage et innocence, cocktail propice à la satisfaction perverse du plaisir colonial masculin.

A partir du cinquième, sixième et du septième quatrain, on assiste encore à une autre accélération de la cadence du poème avec une focalisation particulière du narrateur sur les atouts physiques de la muse grâce au champ lexical du corps:

 

Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,

[…]

Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,

[…]

Je croyais voir unis par un nouveau dessin

Les hanches de l’Antiope au buste d’un imberbe

Tant sa taille faisait ressortir son bassin

Sur ce teint fauve et brun le fard était superbe

 

S’il existait des doutes concernant l’identité et “la race” de la muse érotique baudelairienne dans le poème, il est certain qu’à ce niveau de notre analyse, il doivent s’évaporés: il s’agit bel et bien d’une esclave noire ou métisse. En effet, la précision qu’apporte Baudelaire quant à la couleur de peau de la muse à la fin du septième quatrain “teint fauve et brun” suivi de l’adjectif épithète “superbe” redéfinisse l’image de la femme qu’il dépeint parce que l’alliance du vocabulaire des cinq sens, à celui de la morphologie féminine, de l’érotisme et ainsi que de l’exotisme, renvoie au fétichisme africain: “I1 y a même un domaine où la femme noire est supérieure à la Blanche: la qualité de la peau. […] Qu’est-ce que la peau d’une Noire a tellement de particulier? […] La peau évoque des métaux – le bronze, le cuivre, l’or – qui déjà suggèrent éclat et couleurs. Le jeu de la lumière les teintes en plus de violet, d’orange. La peau de la Noire procure au Blanc et un plaisir tactile et un plaisir visuel d’une extrême richesse.” (Martinkus-Zemp 66) Le parallèle entre le corps de la muse noire et les couleurs vibrantes et les métaux précieux dont regorgent l’Afrique est judicieux. Dans la psyché européen, la peau de l’Africaine a plusieurs facettes comme le diamant. Elle permet de magnifier les sons et les couleurs quand elle est parée. De même, quand il se livre à la danse, le corps de la Noire devient le symbole de l’érotisme primitif parce qu’il se meut sans restriction dans un univers imbibé d’une sexualité sauvage.

La fascination du narrateur pour les courbes du sujet féminin telles que “les reins”, “les seins”, “le ventre”, “les cuisses”, et notamment la largeur de son bassin qui est marquée par l’unité d’androgyne hyperbolique entre “les hanches de l’Antiope” et “le buste d’un imberbe”, est teintée de descriptions phénotypiques racistes et sexistes généralement attribuées aux Noires par les colons européens. Ce caractère voluptueux de la morphologie négroïde est malheureusement l’un des clichés les plus répandus sur la féminité africaine et il a activement participé à l’avilissement de la moralité et de la sexualité du sujet noir dans l’imaginaire artistique européen, comme l’a prouvé Gustave Flaubert dans la rubrique “Négresse” du Dictionnaire des idées reçues, en écrivant que: “Les négresses sont plus chaudes que les blanches.” (543)

De plus, cette association masculine coloniale de la luxure, la noirceur et la nudité qui est perçue dans “Les Bijoux”, met l’accent sur la vulnérabilité du corps noir comparé à celui des bourgeoises européennes et la servilité de la sexualité des Noires. Il est plus naturel et acceptable de l’exposer aux regards masculins, de le commercialiser et surtout de le consommer sans scrupules, de même qu’a été celui de Saartjie Baartman, esclave sud-africaine exposée lors d’un “freak show” à Piccadilly à Londres 1810, plus connue sous le nom de “La Vénus Hottentot”:

 

Baartman’s seminaked display left little to the imagination and reinforced England’s obsession with bottoms, both literally and figuratively. […] Baartman’s arrival was, as Holmes points out, “a journalist’s dream.” She goes on to observe that “the obsession with Saartjie’s posterior, posterity and broad bottomedness, and the endless punning on rear ends, rumps, fundaments and fat arses became explicitly tied to the most pressing and topical political issues concerning the decline of King George, the rise of the Regency and which rumps would take over government. (Elkins 3)

 

Sartjee, the Hottentot Venus, Now Exhibiting in London, Drawn From Life,” read the caption on this engraving, circa 1810. CreditCity of Westminster Archive Center, London/Bridgeman Art Library
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“Sartjee, the Hottentot Venus, Now Exhibiting in London, Drawn From Life,” read the caption on this engraving, circa 1810. CreditCity of Westminster Archive Center, London/Bridgeman Art Library

L’ exposition vivante de Saartjie Baartman non seulement comme objet de curiosité mais également comme femme-objet a été à l’origine de nombreux stéréotypes et caricatures des Noires, mais elle l’a également menée à sa perte. En effet, après avoir été passée de maîtres en maîtres, elle va attirer l’attention d’un scientifique de renom appelé Georges Cuvier, qui la disséquera à sa mort à Paris en 1815. Il en sort donc que le corps de la muse noire, de part son infériorité raciale et son animalité, est le champ d’expérimentation par excellence de l’appétence  européenne. Le narrateur de Baudelaire continue cette autopsie du corps de la Noire: il la colonise physiquement et psychologiquement, comme l’Afrique a longtemps été par l’Europe.

La dernière strophe des “Bijoux” marque la tombée des masques chez narrateur avec la révélation finale des intentions de ce dernier vis-à-vis de sa muse et amante. S’il existait quelques réserves qui l’empêchait de se livrer à la tentation de posséder le corps qui lui est offert, elles meurent en même temps que la flamme de la lampe qui éclaire la pièce dans laquelle ils se trouvent:

 

–Et la lampe s’étant résignée à mourir,

Comme le foyer seul illuminait la chambre,

 

Il finit par céder au désir obscur qui le hante durant le procédé de création poétique: le spleen baudelairien. Il ne semblerait qu’il ne parviendra à extirper l’essence de la beauté de la muse noire/orientale qu’en explorant plus profondément et sans tabous les limites de leur décadence sexuelle. L’apogée de son orgasme sexuel se synchronise avec la baisse de luminosité de la chambre et son abandon total aux ténèbres qui maintenant l’enveloppent. Baudelaire joue avec les sons et les couleurs en juxtaposant aux objets inanimés des caractéristiques humaines: “lampe // mourir” et “soupir // flamboyant”, ce qui pourrait également suggérer le triomphe final du maître sur l’esclave. Après avoir nourri une ambivalence linguistique dans les rapports de forces entre la muse et le narrateur tout au long du poème, le narrateur conclut le poème en reprenant officiellement sa place de dominant et la muse celle de soumise: “Il inondait de sang cette peau couleur d’ambre!” Le caractère hyperbolique de cette phrase ainsi que la vision du sang de la muse qui est versé, scelle le pacte du narrateur avec le monde des ténèbres: la muse noire/orientale doit souffrir aux mains de l’artiste pour que le génie puisse être révélé au monde.

La conclusion dramatique de ce poème de Baudelaire confirme la résignation de la muse noire et l’adoption de son statut de victime artistique due à l’instrumentalisation de son corps par le narrateur. C’est l’image troublante de la femme noire s’offrant en spectacle et dont le corps est violenté au nom de l’art qui demeurera dans l’esprit du lecteur, comme si Baudelaire cherchait à marquer à jamais la mémoire du lecteur. Dans son article Against the Grain: Black Women and Sexuality, Desiree Lewis dénonce les codes sociaux qui ont influencés les représentations de la femme noire et sa sexualité dans la photographie moderne:

 

Historically, black women’s bodies have often been the subject of voyeuristic consumption, the consumption not only of black women’s sexuality, but also of black women’s trauma and pain. […] Overall, Aftermath and Ordeal invoke a tradition of objectifying image-making: images of black female bodies as specimens, violated sex objects in naturalised heteronormative relationships, signifiers of hypersexuality, servile domestic workers. […] In many ways, the photographer refuses to engage with the sexuality of the black female body without squarely confronting the social meanings and context of ‘sexuality’. Sex, she seems to say, might be an anatomical fact, but sexuality is cufturally mediated, and the body is a social signifier. Society may fictionalise its relationship to sex by hiding what is feared and considered distasteful, yet sexual practices are always shaped by fears, industries, diseases, social conventions and social silences. (15-17)

 

Ce passage résume les résultats nocifs de l’objectification sexuelle, artistique, politique et économique du corps noir dans la société. A cause de la conception eurocentrique biaisée liée au colonialisme, les différentes images attribuées aux Noires sont principalement rattachées au manque de raffinement et à une sexualité débridée, ce qui a fait des Noires des rats de laboratoire pour l’imaginaire sadique des Européens. Pire encore, c’est la loi du silence qui semble régenter cet univers dans lequel la souffrance de la femme noire n’émeut plus parce qu’elle a été normalisée pendant la traite negrière. La vision ensanglantée d’une Noire dont les cris ont été bâillonnés par le désir de conquête masculine et dont la force s’épuisent en même temps que la flamme d’une lampe qui s’éteint suscite plus l’excitation que l’horreur chez le narrateur. Ainsi, privée de toute forme d’humanité, le sujet noir reste impuissant devant cette hégémonie patriarcale et coloniale qui use et abuse de son corps à sa guise.

 

En somme, “Les Bijoux” de Baudelaire est un poème provocateur qui allie à la sensualité des images du corps féminin la beauté linguistique et rythmique. L’interprétation des symboles utilisés par ce dernier ne se limitent pas simplement à recréer les relations interraciales entre les Européens et les femmes africaines et orientales au XIXe siècle. Elle vise également à décoder les signes que renvoient ces images caricaturales issues de l’imaginaire colonial dans la société et leur implication dans la justification des violences sexuelles et psychologiques infligées aux femmes. Dans le poème, le concept de la muse évolue linguistiquement et visuellement car Baudelaire vacille entre saveurs orientales et sensualité africaine, ce qui crée des tensions de rôle et d’identité entre le narrateur et la danseuse. Les multiples métamorphoses par lesquelles passent l’objet de son désir ne sont que des préliminaires poétique, son but ultime étant d’extirper la beauté des profondeurs des ténèbres, par la souffrance sexuelle infligée à la muse. Il est donc crucial d’examiner les problèmes liés à la mauvaise interprétation et la mauvaise utilisation du modèle noir/oriental dans le domaine artistique, parce que sa voix est toujours étouffée par les idéologies coloniales et patriarcales qui ont toujours dominées les médias.


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