8 Baudelaire, “L’Invitation au voyage” – Tyler Rowe

Charles Baudelaire: Contexte biographique

Courbet, Gustave. Portrait de Charles Baudelaire, 1848. 54 x 65 cm. Musée Fabre, Montpellier.

Charles Baudelaire (1821-1867) a moins souvent et moins longtemps voyagé que d’autres poètes du 19e siècle.  C’est même contraint et forcé qu’il effectue, en juin 1841, l’unique grand voyage de sa vie.  Afin de l’assagir et de l’arracher à la vie de bohème qu’il mène au Quartier latin à Paris, sa mère et son beau-père décident en effet de le faire embarquer sur un voilier, en partance pour Calcutta.  En réalité, Baudelaire ne se rendra jamais aux Indes.  Après s’être arrêté à l’île de Maurice, puis à l’île Bourbon (aujourd’hui La Réunion), il refuse e poursuivre sa route et revient en France en février ou mars 1842.  Mais durant ces quelques mois, il a découvert la mer, des horizons nouveaux et ensoleillés qu’il évoquera plus tard dans plusieurs de ses poèmes (« L’Albatros », « L’Homme et la mer », « À une dame Créole », par exemple).

Pourtant, ce n’est pas à cause de ce voyage que l’on a pu écrire des Fleurs du mal (publiés en 1857 et enrichies en 1861) qu’elles étaient la « Bible de l’exotisme ».  Si le thème du voyage et de l’exotisme occupe tant de place dans Les Fleurs du mal, cela tient avant tout à leur signification et à l’expérience morale qu’elles relatent.

Selon Baudelaire, en effet, l’homme est « double », déchiré entre le Ciel et l’Enfer, entre son désir de « monter » vers Dieu et la tentation de « descendre » vers Satan.  Son existence se déroule sous le signe du « spleen », c’est-à-dire l’« ennui », de tout ce qui empêche l’homme de « monter » vers Dieu.

Aussi Les Fleurs du mal recensent-elles les moyens d’échapper à ce « spleen ».  Parmi eux figure le voyage exotique.  Le thème se colore donc, chez Baudelaire, d’une teinte particulière : le voyage, c’est l’aspiration à connaître un autre monde, un univers de pureté et d’innocence ; l’exotisme, c’est la manière dont le poète l’imagine.

 


Le poème “L’Invitation au voyage”

Mon enfant, ma soeur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble!
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble!
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

 

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté

 

Des meubles luisants,

Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.

 

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

 

Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
— Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.

 

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Questions sur “L’Invitation au voyage”

  1.     Quel est l’effet d’avoir un refrain dans un poème ? Quel est l’effet de ce refrain en particulier sur ce poème ?
  2.     Dans ce poème, il s’agit d’un voyage imaginaire/rêvé. Comment est-ce que le poète crée ce monde onirique ?
    (champ lexical, figures de style, etc.) Pourquoi est-ce qu’il crée ce monde ?
  3.     On remarque une rime tripartite (AABCCB)– quel est l’effet de cette rime sur le poème ?
  4.     On remarque souvent dans la poésie de Baudelaire un jeu des antithèses, ou bien des juxtapositions, qu’est-ce que le narrateur juxtapose dans ce poème ?
  5. Est-ce qu’il existe des exemples de la synesthésie ? Quelle est l’importance de la synesthésie dans ce poème ?

Questions sur le tableau “Luxe, came et volupté”

Luxe, calme et volupté
Matisse, Henri. Luxe, calme et volupté. 1904, Huile sur toile, 98.5 x 118.5 cm. Musée d’Orsay, Paris.
  1.     Comment est-ce que ce tableau pourrait appartenir au mouvement pointilliste (ou bien, divisionniste, plus spécifiquement) ? Comment pourrait-il appartenir au mouvement fauviste (le mouvement auquel on relie Matisse le plus souvent) ?
  2.     Normalement, on pense à la peinture à travers les yeux de quelqu’un. Alors, qui est le spectateur de cette peinture ?
  3.     Comment est-ce que la description du paysage rêvé qui se trouve dans « L’Invitation au voyage » se montre dans ce tableau ?
  4.     Est-ce que Matisse s’est inspiré d’autres artistes par rapport aux formes des personnages ?
  5.     Comment est-ce que cette peinture se diffère des autres peintures de l’époque ? de ce mouvement ? d’autres tableaux de Matisse ?

Essai critique

(Dé)Peindre L’Invitation au voyage : Une relecture ekphrastique du poème de

Charles Baudelaire pour le tableau Luxe, calme et volupté d’Henri Matisse

 

L’œuvre de Charles Baudelaire, plus particulièrement Les Fleurs du mal, a connu pas mal d’illustrations pendant ses publications multiples.  Ces illustrations figurent dans les éditions illustrées du recueil dans lesquelles il s’agit de plusieurs poèmes qui sont accompagnés par une image[1], mais elles existent aussi à part– c’est-à-dire des poèmes des Fleurs du mal qui servent de sources d’inspiration de peintres divers.  Dans cette étude, nous verrons comment un des poèmes les plus célèbres du recueil, « L’Invitation au voyage » (1857), a inspiré le tableau quasiment célèbre du peintre Henri Matisse, Luxe, calme et volupté (1904).  De manière surprenante, il n’existe pas beaucoup de recherche sur le rapprochement entre le poème et le tableau tant connus.  En effet, Jack Flam, historien d’art et professeur, constate dans son livre, Matisse : The Man and His Art 1869-1918, qu’on ne voit rien du poème de Baudelaire dans le tableau sauf le refrain qui sert de titre : « Luxe, calme et volupté is essentially ambiguous and enigmatic ; its ambiguity is built into its very structure » (118-120).  Pourtant, même si le tableau rejette une analyse de son sujet, à l’aide d’une analyse plus profonde du poème, on pourrait discerner un lien fort entre les deux qui va plus loin d’une inspiration titulaire.  Ainsi, dans un premier temps, nous établirons une explication de texte du poème de Baudelaire ainsi qu’une lecture approfondie du tableau de Matisse.  Ensuite, ces deux analyses nous aideront à répondre à la question suivante : comment est-ce que le poème « L’Invitation au voyage » se prête à une lecture ekphrastique qui aurait pu donner le tableau Luxe, calme et volupté (Figure 1) ?

Avant de plonger dans une analyse des deux œuvres, il faut commencer par une définition d’ekphrasis.  Tout simplement, l’ekphrasis est un terme grec qui désigne une « description » précise, détaillée et à l’écrit d’une œuvre d’art réelle ou fictive.  Gotthold Ephraim Lessing, écrivain allemand et critique d’art du 18e siècle, expose son argument de la théorie d’ekphrasis dans son essai, Laocoon ou des frontières respectives de la poésie et de la peinture (1766-1768).  Laocoon était prêtre troyen qui a été tué avec ses deux fils par deux serpents géants envoyé par Apollon.  Des variantes de cette histoire existe, mais le débat se centre sur le récit de cette histoire de Virgile dans son épopée Énéide et la sculpture de Laocoon, dont la date est mise en question.  La question centrale qu’explore Lessing dans son essai est si le sculpteur dépendait sur le récit de Virgile pour créer son œuvre d’art ou si Virgile dépendait sur la sculpture pour son inspiration littéraire.  Lessing soutient que la peinture, soumise au principe de simultanéité, représente des corps coexistant dans l’espace, tandis que la poésie, soumis au principe de diachronie, représente des actions se succédant dans le temps– c’est-à-dire que l’image est spatiale alors que la poésie est temporelle.  Il va de soi que Matisse se soit inspiré du poème puisque la publication de L’Invitation au voyage précède le tableau d’environ cinquante années.  Pourtant, la thèse de Lessing que l’image est spatiale alors que la poésie est temporelle sera une manière de rapprocher l’œuvre de Baudelaire à celle de Matisse.  Ainsi, cette étude servira non seulement de montrer un rapport entre le poème et la peinture comme deux entités qui existent complémentairement, mais aussi elle a pour but de rejeter le constat de Lessing en exposant que le poème de Baudelaire existe aussi dans l’espace tandis que la peinture de Matisse fait preuve d’une certaine temporalité.

Ce poème est extrait de « Spleen et Idéal, première partie des Fleurs du mal.  L’amour dans ce poème se colore de spiritualité.  Ce poème a été inspiré par Marie Daubrun avec qui Baudelaire a vécu de 1847 à 1856 et à qui il a voué une passion raffinée.

Baudelaire « invite » Marie Daubrun à partir ailleurs, dans un pays qui se confondrait avec l’amour et le bonheur.  Aussi, ce poème, l’un des plus célèbres et des plus harmonieux des Fleurs du mal, permet-il de comprendre la conception que le pète se fait du voyage, et la fonction que l’exotisme remplit de son œuvre.  Plus que d’un voyage véritable, qui peut toujours décevoir, il s’agit d’une promesse de voyage, où le rêve peut s’épanouir sans contrainte ; et plus que d’un pays précis, il s’agit d’une contrée imaginaire, où l’âme retrouverait sa « patrie idéale ».

« L’Invitation au voyage » se compose de trois strophes séparées par un refrain.  La première strophe développe une longue analogie entre le pays rêvé et la femme aimée ; la second décrit la chambre que le poète et sa compagne habiteraient ; la troisième strophe évoque enfin la paix qui, le soir, baigne une ville.

L’intérêt et le pouvoir de suggestion des deux premiers vers résident dans leur musique.  Le rythme très lent du pentasyllabe (vers de cinq syllabes) et la douceur des sonorités engendrent une impression de paix et de tendresse :

MON Enfant, ma Sœur,

SONge à la DOUcEUr…

Le vocabulaire la renforce.  Les adjectifs possessifs possèdent une évidente résonance affective, tout comment les noms « enfant » et « sœur ».  Selon Baudelaire, l’amour, dans sa forme spirituelle la plus haute, crée entre les amants une fraternité des esprits et des cœurs.  C’est une raison pourquoi il appelle Marie « ma sœur » (v. 1).  Le vers 3, qui est un heptasyllabe (vers de sept syllabes), se déploie comme un rêve, dont l’idée était contenue dans le verbe « songer » (v. 2).  L’imprécision géographique (« là-bas ») sollicite et favorite l’imagination.  En écho à « Songe à la douceur » (v. 2), les vers 4 et 5 indique la raison de se rendre « là-bas » : pour y « aimer ».  Ils fournissent également une première précision sur cet ailleurs.  Le temps, la souffrance, les contraintes de la vie quotidienne n’y existent plus, puis l’on peut y aimer « à loisir » (v. 4).  Le vers 6 en parachève le caractère idéal : une « correspondance » s’établit entre la femme aimée et ce « pays ».  Autrement dit, l’amour aspire à vivre pour et par lui seul, dans une région où il régnerait en maître ou en dieu.  Une structure, fondée sur le principe du reflet, apparaît ainsi : l’amour renvoie au « pays », qui lui-même s’identifie à la femme, inspiratrice de l’amour.  Cette « correspondance » s’élargit dans les vers 7 à 12.

Sur le plan de la signification, elle repose sur une équivalence entre les « soleils mouillés de ces ciels brouillés » (dans un ciel troublé par de légers nuages de pluie) et les yeux embués de larmes de Marie.  Ce sont les mêmes reflets et le même mystère, dans la mesure où la lumière voilée du regard et du ciel laisse supposer que quelque chose ou quelqu’un se dissimule derrière le brouillard et les larmes.

Sur le plan du vocabulaire, cette « correspondance » s’exprime dans la langue technique des peintres.  Par « ciels » (v. 8), en effet, on désigne en peinture la partie des tableaux représentant le ciel.  Avec sa lumière diffuse (« ciels brouillés »), le paysage évoqué fait songer à un ailleurs indéfini.  Cet ailleurs est décrit en termes de la femme (« qui te ressemble » (v.6).  Mais, comment est-elle– exotique ? belle ?  Tout reste ambiguë et cette ambiguïté se prête à une scène peinte car le peintre peut créer sa propre vision du cadre.

Composé d’heptasyllabes (vers de sept syllabes), il définit les composantes essentielles (« Là, TOUT… ») de cet ailleurs dont rêve le poète.  Le côté spatial est souligné dès le premier mot du refrain : « là ».  Comme l’indiquent les notions de « luxe » et de « volupté », la sensualité s’y révèle en harmonie avec l’ordre, la douceur (contenue dans le mot « calme ») et avec la « beauté » du monde rêvé.  Le bonheur baudelairien s’adresse à la totalité de l’être : à ses sens comme à son esprit.  Le seul verbe employé dans ce refrain, « est » (v. 13, 27 et 41), noie dans les adjectifs.  Il est presque effacé complètement par la négation « ne…que » ce qui fait que ces vers créent une imagerie fort.  Il faut aussi noter que ces trois adjectifs sont ambigus– les idées de luxe, de calme et de volupté sont complètement subjectifs ce qui reviendra plus tard dans l’étude du tableau.  Le refrain est répété trois fois au total et c’est les deux derniers vers du poème.  Il marque une sorte de changement dans le mouvement de la narration ; après chaque refrain le narrateur décrit un nouveau cadre.  Ce changement est souligné par le compte syllabique des deux vers qui crée une rupture avec le reste du poème.  La répétition de ces vers ainsi que la rupture rythmique fait que ce refrain ressortit.

Le poème devient plus spatial dans la seconde strophe avec l’introduction « des meubles » (v. 15) et « notre chambre » (v. 17).  Il y a aussi une certaine intimité avec la description de l’intérieur de la chambre rêvée.  La lumière y prédomine (« luisant », v. 15 ; « polis », v. 16).  L’emploi du conditionnel « décoreraient » (v. 17, et plus bas, « parlerait » v. 24) rappelle que la chambre demeure imaginaire, tout comme le voyage.  L’allusion aux « fleurs » (v. 18 à 20) introduit le thème de l’exotisme par l’intermédiaire : du luxe, puisque ces fleurs sont d’une espèce « rare » (v. 18), donc inconnue en Europe ; et des parfums, puisque leurs odeurs se mêlent à l’« ambre » (v. 20).  Les « miroirs » (v. 22) créent une illusion d’optique qui agrandit démesurément (ils sont « profonds », c’est-à-dire que les images qu’il reflètent procurent une sensation d’espace) les dimensions de la chambre.  Le fait de souligner le miroir met fortement l’accent sur le côté spatial du poème car l’espace qui existe dans ce cadre est doublé par le reflet du miroir.  L’exotisme s’épanouit avec la référence à la « splendeur orientale » (v. 23).  L’« ambre », senteur précieuse, fait songer à l’Orient.  Mais, cet Orient (comme la chambre) se situe non dans l’espace, mais dans le temps, aux origines mêmes du monde : la « langue natale » (v. 26) renvoie à la « patrie » de l’âme, lorsqu’elle habitait encore l’« Idéal », le paradis.  Au total, cette seconde strophe illustre chacun des termes contenus dans le refrain.  Elle orchestre aussi le thème de la synesthésie cher à Baudelaire : la vue, l’odorat et même l’ouïe (à cause de « parlerait ») y sont sollicités.

À l’intérieur de la chambre succède l’extérieur de la ville– encore plus spatial.  Le passé du conditionnel (seconde strophe) à l’indicatif « vois » (v. 29) actualise le rêve.  Les « canaux » (v. 29), qui constituent la variante urbaine du port, évoquent le voyage.  Paradoxalement, ce voyage se présente non comme un départ, mais comme un retour puis les vaisseaux « [re]viennent du bout du monde » (v. 34).  L’infini et l’évasion sont plus suggérés que véritables.  Les vers 35 à 40 usent à profusion d’expressions lumineuses : « soleils couchants » (v. 35) ; « hyacinthe » (= jaune rougeâtre, v. 38), « or » (v. 38) et « chaude lumière » (v. 40).  Toute la strophe dégage une impression de bien-être et de paix : les bateaux semblent « dormir » (v. 30), et le monde « s’endort » v. 39) dans un crépuscule encore doré et « chaud » (v. 40).

Il est évident qu’un tel poème avec tout ce champ lexical de couleur et de lumière se prête facilement à une illustration.  Mais, qu’en est-il de tout cette imagerie ?  Il y a au moins trois scènes (ou mouvements) distinctes pendant le poème.  Lorsqu’on peint un tableau, on n’a qu’un instant à dépeindre.  Même si un premier coup d’œil au tableau Luxe, calme et volupté (1904) ne donnerait pas un lien clair à L’Invitation au voyage, une explication de la forme et du fond du tableau pourrait rendre le lien explicite.

Il existe quelques études (Figure 2) pour ce tableau à l’huile, à l’aquarelle ; si on les réunit on voit tout de suite le peu d’importance qu’Henri Matisse accordait aux théories, et ceci pour une raison bien simple, c’est que pour lui tout est invention plastique et c’est cela qui le guide.  Il y a d’abord plusieurs études du lieu dont une traitée à la manière impressionniste, deux aquarelles, puis dans l’été 1904 un petit tableau du sujet, lui-même traité en grosses touches et qui a l’air à la fois fauve et pointilliste enfin en automne Luxe, calme et volupté, une toile qui reste d’allure pointilliste mais où pointe déjà quelque chose de fauve.  Matisse s’est converti au monde méditerranéen et à son bonheur de vivre mais c’est aussi un lecteur de Baudelaire comme on peut le remarquer au titre qu’il donne au tableau qui est une citation directe du refrain du poème L’Invitation au voyage[2].  Selon Flam, « Luxe, calme et volupté was the first painting Matisse did from imagination rather than directly from life, and his first to have a specific literary association » (118).  La scène se passe dans la lumière de la fin de l’après-midi au bord de la mer le paysage est celui du golfe de Saint-Tropez où Matisse avait rejoint Paul Signac.  Un groupe de femmes, la plupart nues, tout ce monde s’est baigné dans la mer, on se sèche, s’essuie, une nappe est au sol, sur laquelle, semble-t-il le thé est servi.  La scène représente un instant de bonheur mi-vécu, mi-rêvé.

Le tableau comprend trois zones, le ciel, la mer et la terre, disposés de part et d’autre de la ligne d’horizon et de la diagonale de la côte qui fait l’espace de cette peinture. La séparation en trois zones différentes pourrait rappeler les trois strophes du poème où chaque strophe existe dans un espace différent.  La technique du point, ici assez forte, empêche tout modelé et toute circulation de la lumière d’une chose à une autre.  Matisse œuvre dans le sens du travail de décoration murale comme toute sa génération ou presque ; la profondeur optique, et tout illusionnisme est banni, la composition doit donc tenir « optiquement » par la répartition des formes dans le tableau, donc par le pur travail plastique.  Une grande croix donnera la verticalité et l’horizontalité : l’arbre à la droite du tableau et la ligne d’horizon de la mer, une diagonale s’occupe de la profondeur : la ligne de la côte.  Toute la scène est donc concentrée dans la partie gauche du tableau à l’intérieur d’un triangle où les trois groupes de femmes sont inscrits dans trois autres triangles, ceux-là inégaux.

Matisse fait partie de ce mouvement post-impressionniste qui reste lié à l’idée centrale de la lumière.  Celle-ci est essentielle dans le tableau (tout comme dans le poème de Baudelaire où le champ lexical de lumière domine), et fort bien rendue, avec pourtant une technique qui ne facilite pas les choses dans la mesure où elle éloigne la représentation du réalisme, et où le divisionnisme des touches a plus tendance à décomposer la lumières en orangé et en rouge, il n’utilise que des couleurs vives, primaires : rouge, jaune, bleu, et complémentaires : orangé, vert et violet ; mais finalement il les place à sa manière pour faire vivre sa lumière ; concentrant les jaunes dans le ciel à gauche, les roses à droite, le reste bleu clair et rouge.  Matisse parvient pourtant à bien faire circuler sa lumière, elle a ce côté légèrement blanc, un peu métallique que prend la lumière de l’été avant de brunir et de s’éteindre.  Ici, Matisse a travaillé en zones de couleur ce qui est totalement contraire à la théorie pointilliste, il fait une plage de rouge contiguë à une plage de bleu et de vert (à gauche du tableau, le sol et la robe de la femme habillée assise), il passe du carmin au vert et bleu foncé sur l’avancée du cap du golfe, mais il ne les mélange qu’à peine.

Dans Luxe, calme et volupté, l’utilisation que Matisse fait des points et à la limite de deux choses qui se confondent : la vibration de couleur et la touche ; cette dernière est très présente, elle va lui servir de point de départ pour faire évoluer son idée de la couleur et de la peinture plate issue du muralisme de son temps.  Matisse est d’abord un formaliste, il essaie les choses comme moyens plastique et non comme idées, ces dernières ne l’ont jamais guidé sur le chemin de la peinture, le point de Georges Seurat sera pour lui le moyen de vivre dans ses tableaux la couleur pure, ce qui l’amènera chez les fauves ; mais sa liberté, son goût de l’expérimentation lui feront prendre d’autres chemins aussi.  La beauté suspendue de cette toile vient peut-être de cela, que Matisse n’obéit à rien qu’à son désir de peindre et de faire apparaître sur la toile ce qui pour lui est l’essence même de l’art.  Les formes simplifiées des corps cernés de lignes plus foncées annoncent déjà les tableaux ultérieurs de l’artiste, tandis que l’application très libre du divisionnisme préfigure le Fauvisme.

Nous avons vu que dans le refrain du poème L’Invitation au voyage le verbe « est » se perd (voire, s’annule avec la négation) parmi la densité d’adjectifs.  Pourtant, ce phénomène existe tout au long du poème.  La majorité des verbes du poème sont soit au présent de l’indicatif soit à l’infinitif.  On pourrait dire que ces temps verbaux sont « plats » – c’est-à-dire lorsqu’on emploie la majorité des verbes à ces deux temps, ils ne donnent pas beaucoup de mouvement à la narration.  Cependant, ils servent d’amplifier les descriptions.  Les noms et les adjectifs l’emportent extrêmement sur les verbes du poème ce qui fait que la description, ou l’imagerie, de ce pays rêvé est plus importante que sa temporalité[3].  De manière contrastante, la temporalité chez Matisse dans Luxe, calme et volupté se voit clairement avec le style employé.  L’effet des touches de pinceau avec les couleurs complémentaires crée un effet optique où la couleur dominante transparaît.  Lorsqu’on regarde de près le tableau, les touches se voient clairement sans converger pour créer des formes précises.  Pourtant, lorsqu’on regarde de loin le tableau les touches s’unissent pour produire les formes distinctes.  Cet effet optique apporte un certain mouvement au tableau qui n’existe pas dans les mouvements artistiques auparavant.  Tout cela, ainsi que les exemples donnés au-dessus dans l’explication de texte et la lecture du tableau, rejette la théorie d’ekphrasis de Lessing et rapproche la peinture et le poème l’un à l’autre.

Dans son livre Matisse’s Poets, Kathryn Brown soutient que « Exemplifying Matisse’s view that illustration should never simply ‘imitate’ a particular text, the imagery for Les Fleurs du mal prompts a visual experience of beauty on the part of the reader that is often at odds with, but dependent on its linguistic counterpart » (139).  Ce constat lie intrinsèquement l’idée d’imagerie avec les mots chez Baudelaire.  Brown suggère aussi que Matisse n’avait pas pour but de donner une seule illustration pour un texte, mais l’artiste donne son interprétation d’un moment pris du texte.  Elle continue à écrire que tout au long de la création artistique de Matisse il voulait créer « un ensemble harmonieux » (138) entre image, musique et texte.  Il est intéressant le fait que Matisse choisit de peindre la scène ambiguë du refrain de L’Invitation au voyage parce que cela marque un moment de mouvement et de transformation.  Dépeindre ce moment sur la toile souligne davantage l’harmonie entre sa peinture et les mots de Baudelaire.

[1] Voir l’article de Eric T. Haskell, Picturing Paradise: Baudelaires « L’Invitation au voyage », dans lequel il fait une étude exhaustive des nombreuses illustrations de « L’Invitation au voyage » en particulier.

[2] Voir le livre de Kathryn Brown, Matisse’s Poets, dans lequel Dr. Brown fait une étude sur des poètes dont Matisse était grand amateur et leurs liens avec les œuvres du peintre.

[3] La temporalité joue normalement un rôle important dans la poésie baudelairienne. Voir Le Cygne, par exemple.

 


Bibliographie

 

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Matisse, Henri. Luxe, calme et volupté. 1904, Huile sur toile, 98.5 x 118.5 cm. Musée d’Orsay, Paris.

 

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