3 Baudelaire, “La Belle Dorothée” – Metycia Bengmo

 

Contexte historique

Pour ce projet, je vais me focaliser sur un poème d’un des écrivains les plus célèbres de la littérature française en général et de la littérature du 19e siècle en particulier. Il s’agira du poème La Belle Dorothée de Charles Baudelaire. Mais avant d’analyser le poème proprement dit, je voudrai tout d’abord faire un bref aperçu sur la vie de l’auteur ainsi le cadre historique dans lequel il a rédigé ce poème qui fait encore l’objet de tant de discussions académiques.

Né le 9 avril 1821 à Paris, Charles Baudelaire avait seulement sept ans lorsque sa mère, décida de se remarier au générale Aupick tout juste après la mort de son père en 1827. Cette décision n’enchanta pas beaucoup le futur écrivain. C’est donc dans cette atmosphère de relation familiale instable que Baudelaire commence à mener une vie d’insouciance. Après son baccalauréat en 1839, son beau-père l’oblige presque à entrer à l’école de droit. Mais au lieu de se concentrer sur ses études, Baudelaire commence à fréquenter des artistes et des écrivains tel que Gérard de Nerval, il commence à avoir des mauvaises compagnies, il fréquente des prostitués en occurrence la juive Sarah, dite la Louchette ; Baudelaire n’avait pour seul et unique intérêt la littérature, un intérêt que sa mère et son beau-père trouvait d’ailleurs excessif. Pour mettre un terme à ce mode de vie peu digne de la bourgeoisie, son beau-père Jacques Aupick le fait embarquer presque de force sur le Paquebot-des-Mers-du-Sud, pour un long voyage à destination des Indes, plus précisément à Calcutta. Mais Baudelaire n’arrivera jamais à destination ; et c’est donc le dernier stop de ce voyage fait à moitié, qui nous intéresse particulièrement dans ce projet. Parti de Bordeaux le 9 juin 1841, il décide de faire un premier arrêt à l’île Maurice où il restera 19 jours. Plus tard le 19 Septembre 1841, le bateau et son équipage feront un second arrêta à l’île Bourbon (la Réunion), mais pour Baudelaire ce deuxième arrêt sera son terminus ; car il décide d’y rester, il y passe un séjour de 45 jours, en attendant que le navire (l’Alcide) sur lequel il compte rentrer à Bordeaux débarque sur l’île.

 

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“Ile Bourbon. Colonie Francaise”. Levassuer, V., Atlas National Illustre des 86 Departements et des Possessions de La France Divise par Arrondissements, Cantons et Communea avec La Trace de Toutes Les Routes, Chemins,de fer et Canaux., 1852 edition.

Ce séjour bien que court sera une source d’inspiration capitale pour ses prochains poèmes, car l’ayant permis de s’ancrer profondément dans la culture de la réunion et la vie de ses habitants. C’est ainsi que dans son recueil Le Spleen de Paris publié à a fin des années 1850, nous retrouvons le poème en prose La Belle Dorothée qui fait l’objet de cette analyse.

Il est important pour ce travail de noter que lorsque Baudelaire débarque à la Réunion, l’île traverse une période assez délicate et très peu favorable pour des visiteurs encore moins des visiteurs Français. Pour mieux établir la relation des Bourbons avec les Français, nous devons remonter aux années 1660 lorsqu’en 1665 le roi de France concède l’administration de l’île Bourbon à la Compagnie des Indes (compagnie française pour le commerce des Indes Orientales), marquant ainsi la colonisation définitive de l’île. Pendant plusieurs années, la richesse de la terre Bourbon et ses ressources naturelles créent chez la France colonisatrice un esprit d’exploitation toujours grandissant. C’est ainsi qu’à partir de 1735 L’île Bourbon « accueille » 1 500 esclaves supplémentaires par an, provenant d’Afrique, de l’Inde et de Madagascar. Plus tard, de 1789 -1819 l’île connaît une période révolutionnaire et impériale lorsque l’assemblée coloniale refuse d’abolir l’esclavage. Cette révolution va durer jusqu’au 27 Avril 1848 lorsque le commissaire de la République proclame l’abolition de l’esclavage, et le 9 Juin l’île Bourbon redevient l’île de La Réunion ; mais l’île restera une colonie française jusqu’en 1946. Alors, lorsque Baudelaire arrive sur l’île l’esclavage y sévit encore et, cette femme, cette belle Dorothée qui l’a fasciné a tel point qu’il écrive un poème à propos est comme je vais le démontrer dans la suite de l’analyse, une esclave venue d’ailleurs.

 

Statue de la ville de Cayenne rendant hommage à Victor Schœlcher, rédacteur du Décret d’abolition de l’esclavage du 27 avril 1848.

 


Lecture guidée: “La Belle Dorothée” de Charles Baudelaire

Le soleil accable la ville de sa lumière droite et terrible ; le sable est éblouissant et la mer miroite. Le monde stupéfié s’affaisse lâchement et fait la sieste, une sieste qui est une espèce de mort savoureuse où le dormeur, à demi éveillé, goûte les voluptés de son anéantissement.

Cependant Dorothée, forte et fière comme le soleil, s’avance dans la rue déserte, seule vivante à cette heure sous l’immense azur, et faisant sur la lumière une tache éclatante et noire.

Elle s’avance, balançant mollement son torse si mince sur ses hanches si larges. Sa robe de soie collante, d’un ton clair et rose, tranche vivement sur les ténèbres de sa peau et moule exactement sa taille longue, son dos creux et sa gorge pointue.

Son ombrelle rouge, tamisant la lumière, projette sur son visage sombre le fard sanglant de ses reflets.

Le poids de son énorme chevelure presque bleue tire en arrière sa tête délicate et lui donne un air triomphant et paresseux. De lourdes pendeloques gazouillent secrètement à ses mignonnes oreilles.

De temps en temps la brise de mer soulève par le coin sa jupe flottante et montre sa jambe luisante et superbe ; et son pied, pareil aux pieds des déesses de marbre que l’Europe enferme dans ses musées, imprime fidèlement sa forme sur le sable fin. Car Dorothée est si prodigieusement coquette, que le plaisir d’être admirée l’emporte chez elle sur l’orgueil de l’affranchie, et, bien qu’elle soit libre, elle marche sans souliers.

Elle s’avance ainsi, harmonieusement, heureuse de vivre et souriant d’un blanc sourire, comme si elle apercevait au loin dans l’espace un miroir reflétant sa démarche et sa beauté.

À l’heure où les chiens eux-mêmes gémissent de douleur sous le soleil qui les mord, quel puissant motif fait donc aller ainsi la paresseuse Dorothée, belle et froide comme le bronze ?

Pourquoi a-t-elle quitté sa petite case si coquettement arrangée, dont les fleurs et les nattes font à si peu de frais un parfait boudoir ; où elle prend tant de plaisir à se peigner, à fumer, à se faire éventer ou à se regarder dans le miroir de ses grands éventails de plumes, pendant que la mer, qui bat la plage à cent pas de là, fait à ses rêveries indécises un puissant et monotone accompagnement, et que la marmite de fer, où cuit un ragoût de crabes au riz et au safran, lui envoie, du fond de la cour, ses parfums excitants ?

Peut-être a-t-elle un rendez-vous avec quelque jeune officier qui, sur des plages lointaines, a entendu parler par ses camarades de la célèbre Dorothée. Infailliblement elle le priera, la simple créature, de lui décrire le bal de l’Opéra, et lui demandera si on peut y aller pieds nus, comme aux danses du dimanche, où les vieilles Cafrines elles-mêmes deviennent ivres et furieuses de joie ; et puis encore si les belles dames de Paris sont toutes plus belles qu’elle.

Dorothée est admirée et choyée de tous, et elle serait parfaitement heureuse si elle n’était obligée d’entasser piastre sur piastre pour racheter sa petite sœur qui a bien onze ans, et qui est déjà mûre, et si belle ! Elle réussira sans doute, la bonne Dorothée ; le maître de l’enfant est si avare, trop avare pour comprendre une autre beauté que celle des écus !

 

Question d’analyse :

  • – L’idée d’exotisme très présente dans le texte de Baudelaire est-elle une forme d’appropriation de la culture de l’autre ou alors est-ce tout simplement une description de la culture de l’Autre, un rejet de cette culture dans la mesure où elle est différente de la mienne ?
  • – L’utilisation du mot « cafrine » ainsi que les termes descriptifs y associés démontre-t-elle un avis positif ou négatif de l’auteur sur cette personne ?

 


Analyse critique

Le poème est le 25ème poème en prose du recueil « Le Spleen de Paris », et comme tous les poèmes de ce recueil La Belle Dorothée (1863) est un poème en prose, dénomination qui ne sera utiliser pour décrire un genre poétique que plus tard après la mort de Baudelaire. Plusieurs poèmes de ce recueil parlent de l’expérience de Baudelaire sur cette île, mais La Belle dorothée s’avère être la plus prononcée et la plus achevée. Il se compose de 11 paragraphes de longueurs inégales. Dans ce poème, il y a une musicalité qui repose non pas sur la rime ou sur le mètre mais sur l’organisation syntaxique et sur l’effet de rythme. Ce nouveau moyen d’expression permet à Baudelaire de mettre en forme une vision inédite et originale ou le rêve et le fantastique prennent une place importante produisant une forte impression esthétique. Il fait une description générale mais très détaillée d’une jolie femme à la peau noire, dont la beauté s’impose aussi bien dans le décor que parmi les habitants de l’île. Les détails dans ce poème sont si riches en couleurs qu’on a presque l’impression que l’auteur nous met face à un tableau, une œuvre d’art vivante. En faisant ainsi cette description de la belle Dorothée, il réussit à nous mettre dans une atmosphère exotique. Mais nous verrons avec Victor Segalen que cette idée d’exotisme loin d’être une appropriation, établi plutôt un rapport de différence et dévoile l’individualisme du voyageur ou alors de celui qui est attiré par « l’exotique ». Cette idée de différence sera davantage renforcée dans les choix lexicaux de l’auteur et plus particulièrement le terme « cafrine » qui met presqu’en désaccord deux chercheurs intéressés par les travaux de Baudelaire, il s’agit de Françoise Lionnet et de Christopher Miller. Alors, je ferai une analyse du lexique du poème, des critiques de ces deux chercheurs pour donner mon avis personnel sur le choix du mot « cafrine ».

Selon le dictionnaire Littré, l’exotisme est le caractère de ce qui est exotique, de ce qui est étrange, ce qui n’est pas naturel au pays. Alors dans La Belle Dorothée, Baudelaire fait la description de la beauté remarquable de Dorothée, ce personnage singulier et étrange qui le fascine entièrement. Certains chercheurs trouvent dans l’exotisme quelque choses de beau ou même d’admirable. Or, lorsque nous voyons définition classique on y perçoit une certaine division voire même un rejet. Le seul fait de décrire quelque chose comme étrange et n’étant pas naturel au pays est une distinction pour le moins forte. Mais pour un chercheur comme Françoise Lionnet par exemple, l’exotisme présent dans le texte de Baudelaire définit ses « bonnes » intentions vis-à-vis de Dorothée et de la culture qu’elle représente dans ce poème. L’un des mots clés autour duquel tourne la discussion dans le poème est « Cafrine » ; et Pour Françoise Lionnet, l’utilisation de ce mot est une forme d’appropriation et de valorisation de la culture de l’autre, représenté par Dorothée : « “Cafrine” in Baudelaire’s poem is the point of emergence of the other’s voice in his text, the site of heteroglossia and hybridity in language » (Lionnet, 75). Mais pour Christopher Miller à qui Lionnet reproche la lecture limitée voire même érronnée de l’utilisation du mot « Cafrine », ce mot est prèsqu’un abus, une description exagérée de Dorothée, qui ne fait que démontrer le caractère discriminateur de certains écrivains du 19e siècle qui cachent leurs pensées racistes dans des descriptions sexuelles et sexistes. Et ce débat vient davantage remettre en question la positivité de l’exotisme dans La Belle Dorothée. Même dans le texte de Victor Segalen, « essai sur l’exotisme » nous comprenons qu’il est difficile de parler d’exotisme sans penser à l’idée de rencontre des cultures différentes comme un choc impérialiste, Euro centrique et déshumanisant. Segalen le dit d’ailleurs, « l’exotisme n’est pas cet état kaléidoscopique du touriste et du médiocre spectateur, mais la réaction vive et curieuse au choc d’une individualité forte contre une objectivité dont elle perçoit et déguste la distance » (25), « la sensation d’exotisme n’est autre que la notion du différent ; la perception du divers ; la connaissance que quelque chose n’est pas soi-même » (23). Ainsi, les descriptions exotiques que Baudelaire fait dans le texte viennent tout simplement confirmer l’idée selon laquelle il se trouve face à une personne différente par rapport à lui. Lorsque nous associons cette idée d’exotisme avec le contexte colonial dans lequel Baudelaire a retrouvé Dorothée, en cette année de 1841 où l’esclavage sévit encore, deux hypothèses principales peuvent s’imposer : soit Baudelaire est animé par l’esprit impérialiste français, soit il est étonné par la beauté et le charisme d’une simple esclave. Notons que de ces deux hypothèses, aucune n’a de tendance positive car, dès le début du poème, nous voyons une certaine tension qui vient plutôt contraster le titre du poème qui à priori annonce quelque chose de beau et de doux.

Pour Françoise Lionnet par contre, Baudelaire a fait un travail assez remarquable, elle déclare : « I want to suggest that the poet contributed more to making other cultures and languages visible and present within mainstream French literature than his critics are willing to grant, and that he is more important to francophone studies than either Christopher Miller or Gayatri Spivak understand”[1] (65). Pour elle donc Baudelaire fait partir de ces poètes dit « africanistes » qui mettent les moyens en jeux pour valoriser la culture de l’autre, l’autre ici faisant référence à Dorothée. Cette valorisation tourne donc autour de l’expression « Cafrine ». En faisant le reproche à Miller d’avoir essayer de définir le terme Cafrine en se limitant à la définition classique du dictionnaire Littré, Lionnet nous donne une définition plus détaillée de ce mot qui établirait son rapport avec la créolité de Dorothée et par conséquent valoriserait sa culture. Elle se base sur la définition donnée par Robert Chaudenson dans Le lexique du parler créole de la Réunion qui est la suivante :

Les néologismes créoles formés par suffixation [-e] et [-in] [comprennent le mot] cafrine/[kafrin]: femme de race noire, de type africain; le mot sert de féminin à “cafre, ” prononciation créole: [kaf]. [Chaudenson 2 :1041] (73).

Alors, pour elle le fait que ce mot ait une origine créole suffit pour dire que « cafrine » dans le poème de Baudelaire est un point d’émergence de la voie de l’autre, un lieu d’hétéroglossie et d’hybridité dans le langage[2]. Mais il est important de noter que dans l’article de Lionnet, cette définition sur laquelle elle se base est suivie de plusieurs images de femmes créoles qu’elle a retrouvé lors de ses recherches sur les îles d’Indes. Je m’intéresse particulièrement à trois de ces images parce que leurs légendes contiennent le mot « cafrine » soit ses dérivés. Pour la première image[3], la légende définit la femme comme « femme cafre », la seconde image[4] dit « Une cafrine et son petit » puis, la troisième image[5] qui me semble la plus intéressante montre une jeune vendeuse de fruits qui dit en créole que ses fruits sont doux comme les cafrines de son pays, qu’il ne faut pas avoir honte, il faut tout simplement venir goûter. Alors, pour cette dernière mage, Lionnet donne la légende suivante :

I picked up the postcard in a bookstore in Saint-Denis, La Reunion, in September 1996. It reads: “My lichees are sweet like our native girls… don’t be shy, come and taste!… ” The sexual innuendoes show the degree to which the native woman continues to be exoticized for the purposes of global tourism. This does not, however, take away the fact that “ti kafrine ” (in Creole) continues to be a term of endearment.

Ces éléments viennent en quelque sorte remettre en question l’affirmation de Lionnet selon laquelle l’utilisation du mot « cafrine » est une forme de valorisation de la culture créole. Nous avons par exemple dans les deux premières images la dénomination « femme cafre » d’une part, et « cafrine » d’autre part. un lecteur attentif viendrait à se demander l’origine de cette variance, et nous verrons d’ailleurs plus tard avec Miller que selon la définition classique du Trésor de La langue Française, et non pas du Littré ou du Larousse comme l’affirme Lionnet, « Cafre » est un mot à la fois féminin et masculin et dont pour l’utiliser parlant d’une personne de sexe féminin il faudrait l’associer au terme « femme » ou à un article féminin (la/une) pour le rendre explicite. De plus, comme la définition de Chaudenson le dit, « cafrine » est un simple néologisme formé à partir du mot « Cafre », alors ce néologisme a-t-il une connotation positive ou négative ? Lionnet le dit clairement dans la légende de la troisième image, les propos de cette vendeuse montrent à quel point les femmes de cette région continuent à être « exotisées » à des fins touristiques. Toutefois, elle semble se limiter au seul fait que le mot « cafrine » est un terme créole qui était utilisé au temps de la visite de Baudelaire à la réunion, et qui continue à être utilisé selon elle. Or, le fait d’utiliser la femme pour attirer les touristes démontre une certaine objectification du sujet féminin et dont une dévalorisation de sa culture. Cette idée daterait sans doute de la période de l’esclavage, qui coïncide avec la visite de Baudelaire, pendant laquelle les femmes noirs esclaves pouvaient être utilisées par leurs maîtres selon les désirs de ceux-là. On se poserait donc la question de savoir si le fait d’utiliser un tel mot et à plus forte raison dans un contexte colonial serait effectivement une façon de valoriser la femme noire, ou sa culture, ou encore comme Lionnet le dit « to give her a voice ». La possibilité de lui donner une voix pourrait dans une certaine mesure être à la limite compréhensible car en tant qu’esclave, elle a besoin qu’on lui donne « la parole » ; n’en demeure moins que le mot utilisé pour cette « raison » ne lui donne aucune valeur. Si la petite vendeuse parvient à comparer ses fruits aux « cafrines » en demandant que « on » viennent goûter sans honte ; cela pourrait insinuer qu’à l’époque coloniale, les femmes étaient de simples objets que les colonisateurs venaient « consommer » sans honte. Alors, l’affirmation suivante de Lionnet est-elle valide ? “By allowing local history, geography, and gendered language to persist (and to resist limited definition from within the pages of the Larousse or the Littre), Baudelaire is better able to validate the existence of local political realities than are his contemporary critics” (76). Notons que ces critiques contemporains sont en occurrence Christopher Miller qui lui, a basé son analyse de l’utilisation de « cafrine » sur la seule définition du Trésor de la Langue Française car, comme il le déclare le terme « cafrine » n’est ni présent dans le Littré ni dans la Larousse.

Dans son essai, « Blank Darkness: Africanist Discourse in French », Miller déclare : « The word Cafre (from Arabic kafir, “infidel”), coined in the eighteen century, was already outdated by Baudelaire’s time, for its designation, “inhabitant of Africa south of the equator,” referring to “little-known peoples (Larousse du XIXe siècle, article “Cafrerie”), no longer reflected the state of geographical Knowledge” (120). D’après ces propos de Miller, les raisons que Baudelaire pouvait avoir d’utiliser le mot « cafrine » restent ambiguës, il est donc peu probable que dans le poème de Baudelaire, ce mot fait référence à l’appartenance géographique de Dorothée. Miller ajoute d’ailleurs : « The word cafrine is not to be found in Grand Larousse, Littré, or Grand Robert. The Trésor de la langue Française lists Cafre as « (celui, celle) qui habite la Cafrerie, » but it adds : « On rencontre dans la documentation le substantif Cafrine. » (120). Alors, si nous revenons à la définition de Chaudenson, nous conclurons que « cafrine » est un néologisme, dérivé du mot « Cafre », qui désigne des personnes d’origine Africaine. Notons d’ailleurs qu’à l’époque de la visite de Baudelaire sur l’île Bourbon, les seules personnes originaires d’Afrique étaient des esclaves. Ainsi au lieu d’associer Dorothée aux « vielles Cafrines », Baudelaire aurait peut-être pu dire tout simplement « les vielles esclaves ». C’est sans doute pour cette raison qu’il dit dans le dixième paragraphe de son poème que Dorothée, « la simple créature » « priera » les officiers « de lui décrire le bal de l’Opéra, et lui demandera si on peut y aller pieds nus ». Dorothée se retrouve dans l’obligation de prier les officiers comme on fait une requête à un être suprême, à un Dieu car, elle se sent dans une position de dépendance ; et le fait qu’elle souhaite y aller pieds nus vient davantage renforcer son infériorité, cela renvoi à l’idée selon laquelle en tant qu’esclave elle a été habitué à marcher pieds nus. Mais en 1841, les esclaves en général prenaient de plus en plus conscience de leurs droits en tant qu’être humain et commençaient déjà à réclamer leur liberté. Dorothée était une esclave qui utilisait tous les atouts possibles, plus précisément sa beauté, pour se révolter et se rendre libre. C’est sans doute ce qui explique la dualité bon/mauvais, doux/violent dans le poème de Baudelaire. Le titre du poème étant « La Belle Dorothée », le lecteur pourrait avoir des attentes qui tendent vers la douceur, la joie ; mais contre toutes attentes, l’entrée en matière s’annonce pour le moins violente. Dès la première ligne on a « le soleil accable la ville de sa lumière droite et terrible ». Le verbe accabler ici est un verbe assez fort qui détermine une situation désastreuse avec une victime, et dont la victime se retrouve sans force et sans moyen de défense. Et cette idée vient s’accentuer par la « lumière terrible ». En évoluant dans les lignes suivantes, nous comprenons que le danger peut être réel car on remarque un effet d’insistance par une anaphore par le mot « sieste » et une allitération en « s » avec les mots « soleil-sable-stupéfié-sieste-espèce- et -savoureuse ». En prêtant donc attention à ce premier paragraphe qui constitue l’entrée en matière du lecteur, nous remarquons le champ lexical de la lumière avec les termes « soleil-lumière-éblouissant-miroite » qui s’entremêle au champ sémantique de l’accablement avec les termes « accabler- droite et terrible-mort savoureuse-anéantissement ». Et c’est dans cette atmosphère que nous voyons apparaitre la Belle Dorothée, « forte et fierté comme le soleil ». Nous voyons bien ici que Dorothée est comparée mais de façon directe au soleil, qui plus haut était presqu’accuser d’accabler la ville et d’être terrible, etc. L‘auteur le disait d’ailleurs comme s’il en voulait à cette ville qui se faisait anéantir. Il dit de ce monde qu’il « s’affaisse lâchement » avec le mot lâchement qui fait preuve d’un certain reproche morale. Il est évident que Dorothée est une esclave spéciale, elle est belle, elle brille comme le soleil mais un soleil qui pourrait à la fois réchauffer et brûler. Baudelaire est tout aussi « stupéfié » que le « monde » autour de Dorothée ; ils sont stupéfiés non seulement du fait de sa beauté car comme le dit Conrard Malt-Burn[6] les femmes cafres ont une physionomie propre à elle qui relève leur beauté, mais ils sont aussi stupéfiés au vu du pouvoir que cette femme a sur ses maîtres. La description tout au long du poème montre presqu’un conflit entre le colonisateur et le colonisé, entre le maître et l’esclave. Ainsi, Dorothée apparaît comme une « tâche noire » qui vient rompre les contrats de la relation maître-esclave. Elle fait goûter à ses maîtres « les voluptés de leur anéantissement » futur. Car, quelques années plus tard on assistera à l’abolition de l’esclavage dans la Réunion. Baudelaire semble être très intéressé par le physique de cette « affranchie » dont le charme et le plaisir de regarder l’emporte sur tout. Notons que la description que Baudelaire fait du physique de dorothée est axée sur un rythme binaire souvent contradictoire, qui définit à la fois la complexité du personnage et son rapport avec le milieu où elle se trouve, qui définit son pouvoir sur cette ville car nous aurons d’un côté des adjectifs forts et d’un autre côté des adjectifs faible, sensible ou même liés à la vulnérabilité de Dorothée. Nous avons ainsi les contrastes comme « balançant mollement » avec la violence exprimée par le balancement et la fragilité exprimé par « mollement » ; son « torse si mince et ses hanches si larges », ici on a un langage hyperbolique qui donne encore plus d’insistance avec l’amplificateur « si ». Notons que « si » n’est pas le seul amplificateur dans ce texte. Plusieurs autres mots adjectifs et adverbes jouent ce rôle. Il s’agit par exemple de l’adverbe « vivement » parlant de sa robe qui tranche, nous avons son « énorme » chevelure qui contraste avec sa tête « délicate », et aussi de « lourdes » pendeloques qui contraste avec ses « mignonnes » oreilles. Le physique de Dorothée agresse littéralement ceux qui la regarde, ceux qui l’admire y compris le narrateur-voyeur. Cette agression se traduit d’ailleurs par le champ lexical de la blessure avec les mots « tranche », « rouge », « sanglant », « tire ». Ainsi, Baudelaire décrit le physique de cette belle créature qu’il a découvert, tout en restant dans l’idée selon laquelle elle pourrait être un danger pour son entourage. La première partie du poème pourrait bien montrer le pouvoir de Dorothée sur son entourage grâce à son charme mais, cela ne voudrait certainement pas dire qu’elle est une femme libre ou du moins pas réellement. Elle reste tout de même cette « cafrine » étrangère, différente, qui doit prier ses maîtres pour avoir ce dont elle a besoin.

Dans la deuxième partie du poème, Nous découvrons par exemple que Dorothée n’est pas seulement belle, elle est aussi, « paresseuse » et « froide comme du bronze ». Elle est également une prostituée qui doit entasser « piastre sur piastre » même si c’est pour une bonne cause qui est le rachât de sa petite sœur de onze ans encore esclave. Cette idée de racheter sa sœur vient ainsi donner une explication à l’aspect dominateur et souverain de Dorothée car, elle essaye de transcender un monde dans lequel l’esclavage n’est pas encore complètement banni à cette époque-là (1841). Et selon le contexte historique, on verra que ce n’est qu’en 1848 que La Réunion verra l’abolition de l’esclavage. Pour cela on pourrait même se demander si le narrateur n’exagère pas en disant « et bien qu’elle soit libre, elle marche pieds nus ». Est-ce que Dorothée marche pieds nus par choix ou par nécessité ? C’est un élément qui reste ambiguë car pour le colon, un des symboles de la liberté est le port des chaussures ; toutefois on pourrait essayer d’associer cette supposée liberté à son autonomie sexuelle et au pouvoir de séduction sur son entourage. Il y a donc des raisons qu’elle soit « froide » si en fin de compte tout ce qu’elle peut faire c’est vendre son corps, et est-elle aussi « paresseuse » certainement parce qu’elle est « libre » ou du moins physiquement libre comparé à sa sœur. Mais si le narrateur la décrit comme étant paresseuse, ne serait-ce peut-être pas parce qu’en tant qu’esclave, elle devrait être occupée comme un esclave normal, au lieu de se balader dans la ville pour vendre son corps contre quelques pièces de monnaies. En effet, son parcours le long de la plage est bien plus qu’une simple promenade, il s’agit du trajet qu’elle doit suivre pour un rendez-vous avec un jeune officier, qui a entendu parler de « la Belle Dorothée » par ses camarades. Alors, il serait presque paradoxal de dire avec certitude comme le font certains chercheurs que, Baudelaire dans ce poème valorise Dorothée et sa culture ; elle une prostituée, une « cafrine ». De plus, un autre élément du texte vient plus tard remettre en question cet exotisme négatif que beaucoup considère comme positif. Il s’agit d’un changement de registre brusque et important entre les valeurs esthétiques et les valeurs éthiques car, la « belle » Dorothée devient tout d’un coup à la fin du poème, la « bonne » Dorothée. Et comme le dit Damian Catani[7], cette réorientation des valeurs va de pair avec un texte qui ne se focalise plus sur la beauté resplendissante de la jeune femme, mais sur la réalité choquante cachée par celle-ci : à savoir que Dorothée est une prostituée qui se sert de ses atouts physiques pour gagner la vaste somme d’argent dont elle a besoin pour libérer sa sœur cadette de onze ans du joug de l’esclavage :

Dorothée est admirée et choyée de tous, et elle serait parfaitement heureuse si elle n’était obligée d’entasser piastre sur piastre pour racheter sa petite sœur qui a bien onze ans, et qui est déjà mûre, et si belle ! Elle réussira sans doute, la bonne Dorothée ; le maître de l’enfant est si avare, trop avare pour comprendre une autre beauté que celle des écus !

Ainsi, nous comprenons que la « liberté » de Dorothée n’est qu’une chimère, elle reste une esclave, une « cafrine ». Miller l’affirme d’ailleurs dans son texte, “prostitution is the means by which a pseudo-equal exchange takes place, money for sex. But money, while a precondition of freedom and power, does not make Dorothée equal; it only confirms her dependence” (123). Dorothée en tant que prostituée noire, elle contribue par conséquent à une hiérarchie physique, géographique, sexuelle et même économique de la société dans laquelle elle se trouve ; elle est dans une position de dépendance totale. Ce sentiment de dépendance et d’infériorité créée chez elle un certain manque de confiance en soi, voire même un manque de reconnaissance de son identité propre. Comme le décrit le narrateur, sa subjectivité est extérieure à elle, déterminée par des éléments extérieurs à sa situation géographique. Elle construit son idéal ailleurs par rapport à un pays lointain qui est associé au colonisateur, il s’agit de la France. C’est ainsi qu’elle prie « infailliblement » les officiers de lui parler de la France et de ses évènements merveilleux : « Infailliblement, elle le priera, la simple créature, de lui décrire le bal de l’Opéra, et lui demandera si on peut y aller pieds nus ». Alors, le narrateur précise bien entre deux virgules, « la simple créature » pour insister sur l’infériorité de Dorothée ; et si elle demande d’ailleurs si elle peut y pieds nus, c’est sans doute parce qu’elle est consciente de son statut d’esclave.

 

En conclusion donc à cette analyse, nous pouvons dire que Baudelaire dans son poème fait certes une description assez détaillée de cette belle femme noire, Dorothée. Il semble d’ailleurs être coincé dans les clichés de l’exotisme avec toutes ses références aux sens. Il fait mention des couleurs très vives, du ragoût de crabes, la brise, la soi, la plage, les vagues, et bien d’autres encore. Mais, une lecture plus approfondit montre d’autres éléments qui amènent à réfléchir sur les intentions derrières la description de cette « belle Dorothée ». Il y a par exemple le fait qu’elle marcher pieds nus, qu’elle se prostitue, qu’elle doit prier les officiers pour avoir des informations sur des choses qui la font rêver, qu’elle trouve son idéal en la France, mais aussi qu’elle soit décrite comme une « cafrine ». Le fait que le narrateur insiste sur les éléments cités précédemment laisse entrevoir une certaine tension entre Dorothée et son entourage colonisateur y compris le narrateur-voyeur lui-même. Nous comprenons donc avec Christophe Miller que contrairement à ce que Françoise Lionnet suggère, l’utilisation du mot « cafrine » dans le texte de Baudelaire est loin d’être une valorisation de la personne de Dorothée et encore moins de sa culture. Ce terme ne vient qu’accentuer son statut d’esclave, d’inférieure ; et l’atmosphère d’exotisme dans lequel le lecteur est mis vient davantage démontrer qu’elle n’est qu’une simple personne différente qui suscite la curiosité des autres plus précisément des colonisateurs, et aussi de Baudelaire en tant descendant de colonisateur et en tant que ce que Victor Segalen appelle Exote (celui-là qui voyage dans les mondes aux diversités merveilleuses, et qui sent toute la saveur du divers). Le regard que Baudelaire en tant que visiteur, porte sur Dorothée est donc pareil à celui du colonisateur qui vient avec des idées purement colonisatrices. Et Segalen de le confirmer :

« Le colon, le fonctionnaire colonial, ne sont rien moins que des Exotes ! Le premier surgit avec le désir du commerce indigène le plus commercial. Pour lui, le divers n’existe qu’en tant qu’il lui servira de moyen de gruger. Quant à l’autre, la notion même d’une administration centralisée, de lois bonnes à tous et qu’il doit appliquer, lui fausse d’emblée tout jugement, le rend sourd aux disharmonies (ou harmonies du divers). Aucun ne peut ne peut se targuer de contemplation esthétique » (40). Et il continue plus loin, « l’Exotisme ne peut être que singulier, individualiste. Il n’admet pas la pluralité. On peut concevoir qu’une impression de bonté importée à un homme peut être partagée entre cinq cents ; on ne peut concevoir l’exotisme plural » (46).

Ainsi, il serait difficile de croire Baudelaire essaye de s’approprier de la culture de Dorothée ; il s’intéresse à elle certainement parce qu’il est choqué par la beauté de cette esclave, mais surtout par les effets que cette beauté a sur son entourage. Ce qui remet en cause les valeurs esthétiques à elle attribuées tout au long du poème, et nous avons d’ailleurs dans la dernière phrase du poème un changement de lexique qui montre le passage de « la belle » Dorothéé à « la bonne » Dorothée.

 

[1] Françoise Lionnet dans son article “Reframing Baudelaire: Literary History, Biography, Postcolonial Theory, and VernacularLanguages”

[2] Françoise Lionnet, « Reframing Baudelaire », art. cit., p. 73-76, citant Robert Chaudenson, Le Lexique du parler créole de la Réunion, Champion, 1974, t. II, p. 1041 : « femme de race noire, de type africain ». La réponse de Christopher Miller suppose que Baudelaire avait lu le mot Cafrine avant son voyage dans l’océan Indien. (Nationalists and Nomads, University of Chicago Press, 1998, p. 222.)

[3] Légende complète de Lionnet : Fig. 2: “Femme Caffre, ” from Francois Levaillant’s 1791 Voyage dans l’intérieur de I’Afrique and reprinted in Miller’s Blank Darkness [121]. Baudelaire was familiar with this work.

[4] Légende complète de Lionnet : Fig. 3: “Une Cafrine et son petit, ” watercolor by Hyppolite-Charles-Napoléon Mortier, Marquis de Trivise, who traveled to Ile Bourbon in 1861 and 1865-66 while he was Secretary of the Embassy and attaché to the Mission China (Archives départementales de La Réunion)

[5] Texte original en créole : Mon Létsi la lé dou kom ti kafrine pei … pa bézoin ou la ont, vien gouté !…

[6] Conrad Malte-Brun, Annales des voyages de la géographie et de l’histoire, Volume 1. « Toutes les femmes cafres ont le dos, les bras et la poitrine entre les tétons, sillonnés de lignes parallèles et à égales distance. Cette opération selon leurs idées sert à relever la beauté » (131). Une citation de la partie : Description physique et historique des Cafres, sur la côte méridionale de l’Afrique, par Mr Alberti, Chevalier de l’ordre la d’Union, ci-devant Landdrost du district d’Uitenhage, et commandant militaire du Fort Frédéric au Cap de Bonne-Espérance. Amsterdam (1811).

[7] Catani, Damian. Vice urbain et colonialisme dans Mademoiselle Bistouri et La Belle Dorothée : un extrait du Spleen De Paris

 


Bibliographie

Lionnet, Françoise. “Reframing Baudelaire: Literary History, Biography, Theory, and Vernacular Languages.”

Miller, Christopher. “Blank Darkness: Africanist Discourse in French”. Chicago: University of Chicago Presse, 1985.

Sicard-Cowan, Hélène. Désir Colonial et “Conscience Historique Authentique”: “La Belle Dorothée” de Charles Baudelaire

Segalen, Victor. Essai sur l’exotisme : une esthétique du divers (notes)

Catani, Damian. Vice urbain et colonialisme dans Mademoiselle Bistouri et La Belle Dorothée: un extrait du Spleen De Paris.

 

 

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