Jean-Paul Sartre: Huis clos, 74-77 (Le regard)
Texte correspondant aux pp. 74-77 dans l’Édition de Gallimard (1947)
SCÈNE V
INÈS, GARCIN, ESTELLE
INÈS, éclatant de rire.
Ha ! Chienne ! À plat ventre ! À plat ventre ! Et il n’est même pas beau !
ESTELLE, à Garcin.
Ne l’écoute pas. Elle n’a pas d’yeux, elle n’a pas d’oreilles. Elle ne compte pas.
GARCIN
Je te donnerai ce que je pourrai. Ce n’est pas beaucoup. Je ne t’aimerai pas : je te connais trop.
ESTELLE
Est-ce que tu me désires ?
GARCIN
Oui.
ESTELLE
C’est tout ce que je veux.
GARCIN
Alors…
Il se penche sur elle.
INÈS
Estelle ! Garcin ! Vous perdez le sens ! Mais je suis là, moi !
GARCIN
Je vois bien, et après ?
INÈS
Devant moi ? Vous ne… vous ne pouvez pas !
ESTELLE
Pourquoi ? Je me déshabillais bien devant ma femme de chambre.
INÈS, s’agrippant à Garcin.
Laissez-la ! Laissez-la ! Ne la touchez pas de vos sales mains d’homme !
GARCIN, la repoussant violemment.
Ça va : je ne suis pas un gentilhomme, je n’aurai pas peur de cogner sur une femme.
INÈS
Vous m’aviez promis, Garcin, vous m’aviez promis ! Je vous en supplie, vous m’aviez promis !
GARCIN
C’est vous qui avez rompu le pacte.
Inès se dégage et recule au fond de la pièce.
INÈS
Faites ce que vous voudrez, vous êtes les plus forts. Mais rappelez-vous, je suis là et je vous regarde. Je ne vous quitterai pas des yeux, Garcin ; il faudra que vous l’embrassiez sous mon regard. Comme je vous hais tous les deux ! Aimez-vous, aimez-vous ! Nous sommes en enfer et j’aurai mon tour.
Pendant la scène suivante, elle les regardera sans mot dire.
GARCIN, revient vers Estelle et la prend aux épaules.
Donne-moi ta bouche.
Un temps. Il se penche sur elle et brusquement se redresse.
ESTELLE, avec un geste de dépit.
Ha ! … (Un temps.) Je t’ai dit de ne pas faire attention à elle.
GARCIN
Il s’agit bien d’elle. (Un temps.) Gomez est au journal. Ils ont fermé les fenêtres ; c’est donc l’hiver. Six mois. Il y a six mois qu’ils m’ont… je t’ai prévenue qu’il m’arriverait d’être distrait ? Ils grelottent ; ils ont gardé leurs vestons… c’est drôle qu’ils aient si froid, là-bas : et moi j’ai si chaud. Cette fois-ci, c’est de moi qu’il parle.
ESTELLE
Ça va durer longtemps ? (Un temps.) Dis-moi au moins ce qu’il raconte.
GARCIN
Rien. Il ne raconte rien. C’est un salaud, voilà tout. (Il prête l’oreille.) Un beau salaud. Bah ! (Il se rapproche d’Estelle.) Revenons à nous ? M’aimeras-tu ?
ESTELLE, souriant.
Qui sait ?
GARCIN
Auras-tu confiance en moi ?
ESTELLE
Quelle drôle de question : tu seras constamment sous mes yeux et ce n’est pas avec Inès que tu me tromperas.
GARCIN
Évidemment. (Un temps. Il lâche les épaules d’Estelle.) Je parlais d’une autre confiance. (Il écoute.) Va ! Va ! Dis ce que tu veux : je ne suis pas là pour me défendre. (À Estelle.) Estelle, il faut me donner ta confiance.
ESTELLE
Que d’embarras ! Mais tu as ma bouche, mes bras, mon corps entier, et tout pourrait être si simple… ma confiance ? Mais je n’ai pas de confiance à donner, moi ; tu me gênes horriblement. Ah ! Il faut que tu aies fait un bien mauvais coup pour me réclamer ainsi ma confiance.