Amélie Nothomb: Le Sabotage amoureux 38-39 (“déclaration d’amour”)

Pourquoi me serais-je embarrassée d’amis ? Ils n’avaient pas de rôle à jouer dans mon existence. J’étais le centre du monde : ils ne pouvaient pas me mettre plus au centre.

La seule relation qui comptât était celle que l’on entretenait avec son cheval.

 

Ma rencontre avec Elena ne fut pas une passation de pouvoirs – je n’en avais aucun et ne m’en souvenais pas – mais un déplacement intellectuel – désormais, le centre du monde se situait en dehors de moi. Et je faisais tout pour m’en rapprocher.

Je découvris qu’il ne suffisait pas d’être près d’elle. Il fallait aussi que je compte à ses yeux. Ce n’était pas le cas. Je ne l’intéressait pas. A vrai dire, rien ne semblait l’intéresser. Elle ne regardait rien et ne disait rien. Elle avait l’air contente d’être à l’intérieur d’elle-même. Pourtant, on sentait qu’elle se sentait regardée et que cela lui plaisait.

Il me faudrait du temps pour comprendre qu’une seule chose importait à Elena : être regardée.

Ainsi, sans le savoir, je la rendais heureuse : je la mangeais des yeux. Il m’était impossible de la lâcher du regard. Je n’avais jamais rien vu d’aussi beau. C’était la première fois de ma vie que la beauté de quelqu’un me frappait. Pour des raisons qui m’échappent encore, la beauté d’Elena m’obsédait.

Je l’ai aimée dès la première seconde. Comment expliquer de telles choses ? Je n’avais jamais pensé à aimer qui que ce fût. Je n’avais jamais songé que la beauté de quelqu’un pût susciter un sentiment. Et pourtant tout s’était enclenché à l’instant où je l’avais vue, avec une autorité sans faille : elle était la plus belle, donc je l’aimais, donc elle devenait le centre du monde.

Le mystère se prolongeait. Je comprenais que je ne pouvais me contenter de l’aimer : il fallait aussi qu’elle m’aimât. Pourquoi ? C’était comme ça.

Je la mis au courant en toute simplicité. Il était naturel que je doive l’informer :

– Il faut que tu m’aimes.

Elle daigna me regarder, mais c’était un regard dont je me serais passée. Elle eut un petit rire méprisant. Il était clair que je venais de dire une idiotie. Il fallait donc lui expliquer pourquoi ce n’en était pas une :

– Il faut que tu m’aimes parce que je t’aime. Tu comprends ?

Il me semblait qu’avec ce supplément de données tout rentrerait dans l’ordre. Mais Elena se mit à rire plus fort.

Je ressentîs une blessure confuse.

– Pourquoi tu rigoles ?

D’une voix sobre, hautaine et amusée, elle répondit :

– Parce que tu es bête.

Ainsi fut accueillie ma première déclaration d’amour.

Je découvrais tout en même temps : éblouissement, amour, altruisme et humiliation.

 

License

Français 322: Introduction à la littérature moderne (Gipson) Copyright © by jgipson. All Rights Reserved.

Share This Book