Jean-Paul Sartre: Huis clos, 23-26 (Le bourreau)

Texte correspondant aux pp. 23 à 26 dans l’Édition de Gallimard (1947)

SCÈNE III

GARCIN, INÈS, LE GARÇON

GARCIN

Je vous demande pardon: pour qui me prenez-vous ?

INÈS

Vous ? Vous êtes le bourreau.

GARCIN, sursaute et puis se met à rire.

C’est une méprise tout à fait amusante. Le bourreau, vraiment ! Vous êtes entrée, vous m’avez regardé et vous avez pensé : c’est le bourreau. Quelle extravagance ! Le garçon est ridicule, il aurait dû nous présenter l’un à l’autre. Le bourreau ! Je suis Joseph Garcin, publiciste et homme de lettres. La vérité, c’est que nous sommes logés à la même enseigne. Madame…

INÈS, sèchement.

Inès Serrano. Mademoiselle.

GARCIN

Très bien. Parfait. Eh bien, la glace est rompue. Ainsi vous me trouvez la mine d’un bourreau ? Et à quoi les reconnaît-on, les bourreaux, s’il vous plaît ?

INÈS

Ils ont l’air d’avoir peur.

GARCIN

Peur ? C’est trop drôle. Et de qui ? De leurs victimes ?

INÈS

Allez ! Je sais ce que je dis. Je me suis regardée dans la glace.

GARCIN

Dans la glace ? (Il regarde autour de lui.) C’est assommant : ils ont ôté tout ce qui pouvait ressembler à une glace. (Un temps.) En tout cas, je puis vous affirmer que je n’ai pas peur. Je ne prends pas la situation à la légère et je suis très conscient de sa gravité. Mais je n’ai pas peur.

INÈS, haussant les épaules.

Ça vous regarde. (Un temps.) Est-ce qu’il vous arrive de temps en temps d’aller faire un tour dehors?

GARCIN

La porte est verrouillée.

INÈS

Tant pis.

GARCIN

Je comprends très bien que ma présence vous importune. Et personnellement, je préférerais rester seul : il faut que je mette ma vie en ordre et j’ai besoin de me recueillir. Mais je suis sûr que nous pourrons nous accommoder l’un de l’autre : je ne parle pas, je ne remue guère et je fais peu de bruit. Seulement, si je peux me permettre un conseil, il faudra conserver entre nous une extrême politesse. Ce sera notre meilleure défense.

INÈS

Je ne suis pas polie.

GARCIN

Je le serai donc pour deux.

Un silence. Garcin est assis sur le canapé. Inès se promène de long en large.

INÈS, le regardant.

Votre bouche.

GARCIN, tiré de son rêve.

Plaît-il?

INÈS

Vous ne pourriez pas arrêter votre bouche? Elle tourne comme une toupie sous votre nez.

GARCIN

Je vous demande pardon: je ne m’en rendais pas compte.

INÈS

C’est ce que je vous reproche. (Tic de Garcin.) Encore! Vous prétendez être poli et vous laissez votre visage à l’abandon. Vous n’êtes pas seul et vous n’avez pas le droit de m’infliger le spectacle de votre peur.

Garcin se lève et va vers elle.

GARCIN

Vous n’avez pas peur, vous ?

INÈS

Pourquoi faire ? La peur, c’était bon avant, quand nous gardions de l’espoir.

GARCIN, doucement.

Il n’y a plus d’espoir, mais nous sommes toujours avant . Nous n’avons pas commencé de souffrir, mademoiselle.

INÈS

Je sais. (Un temps.) Alors ? Qu’est-ce qui va venir ?

GARCIN

Je ne sais pas. J’attends.

Un silence. Garcin va se rasseoir. Inès reprend sa marche. Garcin a un tic de la bouche, puis, après un regard à Inès, il enfouit son visage dans ses mains. Entrent Estelle et le garçon.


Texte correspondant aux pp. 41 à 43 dans l’Édition de Gallimard (1947)

SCÈNE V

INÈS, GARCIN, ESTELLE

INÈS

Vous allez voir comme c’est bête. Bête comme chou ! Il n’y a pas de torture physique, n’est-ce pas ? Et cependant, nous sommes en enfer. Et personne ne doit venir. Personne. Nous resterons jusqu’au bout seuls ensemble. C’est bien ça ? En somme, il y a quelqu’un qui manque ici: c’est le bourreau.

GARCIN, à mi-voix.

Je le sais bien.

INÈS

Eh bien, ils ont réalisé une économie de personnel. Voilà tout. Ce sont les clients qui font le service eux-mêmes, comme dans les restaurants coopératifs.

ESTELLE

Qu’est-ce que vous voulez dire?

INÈS

Le bourreau, c’est chacun de nous pour les deux autres.

Un temps. Ils digèrent la nouvelle.

GARCIN, d’une voix douce. –

Je ne serai pas votre bourreau. Je ne vous veux aucun mal et je n’ai rien à faire avec vous. Rien. C’est tout à fait simple. Alors voilà : chacun dans son coin ; c’est la parade. Vous ici, vous ici, moi là. Et du silence. Pas un mot : ce n’est pas difficile, n’est-ce pas : chacun de nous a assez à faire avec lui-même. Je crois que je pourrais rester dix mille ans sans parler.

ESTELLE

Il faut que je me taise?

GARCIN

Oui. Et nous… nous serons sauvés. Se taire. Regarder en soi, ne jamais lever la tête. C’est d’accord?

INÈS

D’accord.

ESTELLE, après hésitation. –

D’accord.

GARCIN

Alors, adieu.

 

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