Amélie Nothomb: Le Sabotage amoureux 92-93

Elle m’avait donc donné cet ordre en pleine connaissance de cause.

Au terme des soixante tours, je revins à ma bien-aimée.

– Recommence.

– Tu te souviens de ce que je t’avais dit ? demandai-je timidement.

– Quoi donc ?

– L’asthme.

– Crois-tu que je te demanderais de courir si je ne m’en souvenais pas ? répondit-elle avec une indifférence absolue.

Subjuguée, je repartis.

Etat second. Je courais. Une voix soliloquait dans ma tête : « Tu veux que je me sabote pour toi ? C’est merveilleux. C’est digne de toi et digne de moi. Tu verras jusqu’où j’irai. »

Saboter était un verbe qui trouvait du répondant en moi. Je n’avais aucune notion d’étymologie mais dans « saboter », j’entendais sabot, et les sabots, c’étaient les pieds de mon cheval, c’étaient donc mes pieds véritables. Elena voulait que je me sabote pour elle : c’était vouloir que j’écrase mon être sous ce galop. Et je courais en pensant que le sol était mon corps et que je le piétinais pour obéir à la belle et que je le piétinerais jusqu’à son agonie. Je souriais à cette perspective magnifique et j’accélérais mon sabotage en passant à la vitesse supérieure.

Ma résistance m’étonnait. Le vélo intensif – l’équitation – m’avait donné un sacré souffle en dépit de l’asthme. Il n’empêchait que je sentais la crise monter. L’air arrivait de moins et moins, la douleur devenait inhumaine.

La petite Italienne n’avait pas un regard pour ma course, mais rien, rien en ce monde n’eût pu m’arrêter.

Elle avait pensé à cette épreuve parce qu’elle me savait asthmatique ; elle ignorait à quel point son choix était judicieux. L’asthme ? Détail, simple défaut technique de ma carcasse. En vérité, ce qui comptait, c’était qu’elle me demandait de courir. Et la vitesse, c’était la vertu que j’honorais, c’était le blason de mon cheval – la pure vitesse, dont le but n’est pas de gagner du temps, mais d’échapper au temps et à toutes les glus que charrie la durée, au bourbier des pensées sans liesse, des corps tristes, des vies obèses et des ruminations poussives.

Toi, Elena, tu étais la belle, la lente – peut-être parce que toi seule pouvais te le permettre. Toi qui marchais toujours au ralenti, comme pour nous laisser t’admirer plus longtemps, tu m’avais, sans doute à ton insu, ordonné d’être moi, c’est-à-dire de n’être rien d’autre que ma vitesse, hébétée, bolide ivre de sa course.

Au quatre-vingt-huitième tour, la lumière se mit à décliner. Les visages des enfants noircirent. Le dernier des ventilateurs géants cessa de fonctionner. Mes poumons explosèrent de souffrance.

Syncope.

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Français 322: Introduction à la littérature moderne (Gipson) Copyright © by jgipson. All Rights Reserved.

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