Amélie Nothomb: Le Sabotage amoureux 68-69 (“les ridicules”)

Quelques précisions ontologiques s’imposent.

Jusqu’à mes quatorze ans, j’ai divisé l’humanité en trois catégories : les femmes, les petites filles et les ridicules.

Toutes les autres différences me paraissaient anecdotiques : riches ou pauvres, Chinois ou Brésiliens (les Allemands mis à part), maîtres ou esclaves, beaux ou laids, adultes ou vieux, ces distinctions-là étaient certes importantes mais n’affectaient pas l’essence des individus.

Les femmes étaient des gens indispensables. Elles préparaient à manger, elles habillaient les enfants, elles leur apprenaient à lacer leurs souliers, elles nettoyaient, elles construisaient des bébés avec leur ventre, elles portaient des vêtements intéressants.

Les ridicules ne servaient à rien. Le matin, les grands ridicules partaient au « bureau », qui était une école pour adultes, c’est-à-dire un endroit inutile. Le soir, ils voyaient leurs amis – activité peu honorable dont j’ai parlé plus haut.

En fait, les ridicules adultes étaient restés très semblables aux ridicules enfants, à cette différence non négligeable qu’ils avaient perdu le trésor de l’enfance. Mais leurs fonctions ne changeaient guère et leur physique non plus.

En revanche, il y avait une immense différence entre les femmes et les petites filles. D’abord, elles n’étaient pas du même sexe – un seul regard suffisait pour le comprendre. Et puis, leur rôle changeait énormément avec l’âge : elles passaient de l’inutilité de l’enfance à l’utilité primordiale des femmes, tandis que les ridicules demeuraient inutiles toute leur vie.

Les seuls ridicules adultes qui servaient à quelque chose étaient ceux qui imitaient les femmes : les cuisiniers, les vendeurs, les professeurs, les médecins et les ouvriers.

Car ces métiers étaient d’abord féminins, surtout le dernier : sur les innombrables affiches de propagande qui jalonnaient la Cité des Ventilateurs, les ouvriers ne manquaient jamais d’être des ouvrières, joufflues et joyeuses. Elles réparaient des pylônes avec tant de bonheur qu’elles en avaient le teint rose.

 

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