Jean-Paul Sartre: Huis clos, 92-95 (La fin)

Texte correspondant aux pp. 92-95 dans l’Édition de Gallimard (1947)

SCÈNE V

INÈS, GARCIN, ESTELLE

INÈS

Eh bien, qu’attends-tu ? Fais ce qu’on te dit. Garcin le lâche tient dans ses bras Estelle l’infanticide. Les paris sont ouverts. Garcin le lâche l’embrassera-t-il ? Je vous vois, je vous vois ; à moi seule je suis une foule, la foule. Garcin, la foule, l’entends-tu ? (Murmurant.) Lâche ! Lâche ! Lâche ! Lâche ! En vain tu me fuis, je ne te lâcherai pas. Que vas-tu chercher sur ses lèvres ? L’oubli ? Mais je ne t’oublierai pas, moi. C’est moi qu’il faut convaincre. Moi. Viens, viens ! Je t’attends. Tu vois, Estelle, il desserre son étreinte, il est docile comme un chien… tu ne l’auras pas !

GARCIN

Il ne fera donc jamais nuit ?

INÈS

Jamais.

GARCIN

Tu me verras toujours ?

INÈS

Toujours.

Garcin abandonne Estelle et fait quelques pas dans la pièce. Il s’approche du bronze.

GARCIN

Le bronze… (il le caresse.) Eh bien ! Voici le moment. Le bronze est là, je le contemple et je comprends que je suis en enfer. Je vous dis que tout était prévu. Ils avaient prévu que je me tiendrais devant cette cheminée, pressant ma main sur ce bronze, avec tous ces regards sur moi. Tous ces regards qui me mangent… (Il se retourne brusquement.) Ha ! Vous n’êtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. (Il rit.) Alors, c’est ça l’enfer. Je n’aurais jamais cru… vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le gril… ah ! Quelle plaisanterie. Pas besoin de gril, l’enfer, c’est les autres.

ESTELLE

Mon amour !

GARCIN, la repoussant.

Laisse-moi. Elle est entre nous. Je ne peux pas t’aimer quand elle me voit.

ESTELLE

Ha ! Eh bien, elle ne nous verra plus.

Elle prend le coupe-papier sur la table, se précipite sur Inès et lui porte plusieurs coups.

INÈS, se débattant et riant.

Qu’est-ce que tu fais, qu’est-ce que tu fais, tu es folle ? Tu sais bien que je suis morte.

ESTELLE

Morte ?

Elle laisse tomber le couteau. Un temps. Inès ramasse le couteau et s’en frappe avec rage.

INÈS

Morte ! Morte ! Morte ! Ni le couteau, ni le poison, ni la corde. C’est déjà fait, comprends-tu ? Et nous sommes ensemble pour toujours.

Elle rit.

ESTELLE, éclatant de rire.

Pour toujours, mon Dieu que c’est drôle ! Pour toujours !

GARCIN, rit en les regardant toutes deux.

Pour toujours !

Ils tombent assis, chacun sur son canapé. Un long silence. Ils cessent de rire et se regardent. Garcin se lève.

GARCIN

Eh bien, continuons.

 

RIDEAU

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