Jean-Paul Sartre: Huis clos, 13-17 (Exposition)

Texte correspondant aux pp. 13 à 17 dans l’Édition de Gallimard (1947)

SCÈNE PREMIÈRE

GARCIN, LE GARÇON D’ÉTAGE

Un salon style Second Empire. Un bronze sur la cheminée.

GARCIN, il entre et regarde autour de lui.

Alors voilà.

LE GARÇON

Voilà.

GARCIN

C’est comme ça…

LE GARÇON

C’est comme ça.

GARCIN

Je… je pense qu’à la longue on doit s’habituer aux meubles.

LE GARÇON

Ça dépend des personnes.

GARCIN

Est-ce que toutes les chambres sont pareilles ?

LE GARÇON

Pensez-vous. Il nous vient des Chinois, des Hindous. Qu’est-ce que vous voulez qu’ils fassent d’un fauteuil second empire ?

GARCIN

Et moi, qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? Savez-vous qui j’étais ? Bah ! Ça n’a aucune importance. Après tout, je vivais toujours dans des meubles que je n’aimais pas et des situations fausses ; j’adorais ça. Une situation fausse dans une salle à manger Louis-Philippe, ça ne vous dit rien ?

LE GARÇON

Vous verrez : dans un salon second empire, ça n’est pas mal non plus.

GARCIN

Ah ? Bon. Bon, bon, bon. (Il regarde autour de lui.) Tout de même, je ne me serais pas attendu… vous n’êtes pas sans savoir ce qu’on raconte là-bas ?

LE GARÇON

Sur quoi?

GARCIN

Eh bien… (avec un geste vague et large) sur tout ça.

LE GARÇON

Comment pouvez-vous croire ces âneries ? Des personnes qui n’ont jamais mis les pieds ici. Car enfin, si elles y étaient venues…

GARCIN

Oui.

Ils rient tous deux. 

GARCIN, redevenant sérieux tout à coup.

Où sont les pals ?

LE GARÇON

Quoi ?

GARCIN

Les pals, les grils, les entonnoirs de cuir.

LE GARÇON

Vous voulez rire ?

GARCIN, le regardant.

Ah ? Ah bon. Non, je ne voulais pas rire. (Un silence. Il se promène.) Pas de glaces, pas de fenêtres, naturellement. Rien de fragile (avec une violence subite : ) et pourquoi m’a-t-on ôté ma brosse à dents ?

LE GARÇON

Et voilà. Voilà la dignité humaine qui vous revient. C’est formidable.

GARCIN, frappant sur le bras du fauteuil avec colère.

Je vous prie de m’épargner vos familiarités. Je n’ignore rien de ma position, mais je ne supporterai pas que vous…

LE GARÇON

Là ! Là ! Excusez-moi. Qu’est-ce que vous voulez, tous les clients posent la même question. Ils s’amènent: “où sont les pals ?” À ce moment-là, je vous jure qu’ils ne songent pas à faire leur toilette. Et puis, dès qu’on les a rassurés, voilà la brosse à dents. Mais, pour l’amour de Dieu, est-ce que vous ne pouvez pas réfléchir ? Car enfin, je vous le demande, pourquoi vous brosseriez-vous les dents ?

GARCIN, calmé.

Oui, en effet, pourquoi ? (Il regarde autour de lui.) Et pourquoi se regarderait-on dans les glaces ? Tandis que le bronze, à la bonne heure… j’imagine qu’il y a de certains moments où je regarderai de tous mes yeux. De tous mes yeux, hein ? Allons, allons, il n’y a rien à cacher ; je vous dis que je n’ignore rien de ma position. Voulez-vous que je vous raconte comment cela se passe ? Le type suffoque, il s’enfonce, il se noie, seul son regard est hors de l’eau et qu’est-ce qu’il voit ? Un bronze de barbedienne. Quel cauchemar ! Allons, on vous a sans doute défendu de me répondre, je n’insiste pas. Mais rappelez-vous qu’on ne me prend pas au dépourvu, ne venez pas vous vanter de m’avoir surpris ; je regarde la situation en face. (Il reprend sa marche.) Donc, pas de brosse à dents. Pas de lit non plus. Car on ne dort jamais, bien entendu ?

LE GARÇON

Dame !

GARCIN

Je l’aurais parié. Pourquoi dormirait-on ? Le sommeil vous prend derrière les oreilles. Vous sentez vos yeux qui se ferment, mais pourquoi dormir ? Vous vous allongez sur le canapé et pffft… le sommeil s’envole. Il faut se frotter les yeux, se relever et tout recommence.

LE GARÇON

Que vous êtes romanesque !

GARCIN

Taisez-vous. Je ne crierai pas, je ne gémirai pas, mais je veux regarder la situation en face. Je ne veux pas qu’elle saute sur moi par derrière, sans que j’aie pu la reconnaître. Romanesque ? Alors c’est qu’on n’a même pas besoin de sommeil. Pourquoi dormir si on n’a pas sommeil ? Parfait. Attendez. Attendez: pourquoi est-ce pénible ? Pourquoi est-ce forcément pénible ? J’y suis : c’est la vie sans coupure.

 

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Français 322: Introduction à la littérature moderne (Gipson) Copyright © by jgipson. All Rights Reserved.

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