Amélie Nothomb: Le Sabotage amoureux 121-122; 123-124

Son indifférence absolue était inversement proportionnelle à l’intérêt croissant des enfants pour notre manège. Un petit cercle se formait autour de nous.

– Arrête de marcher ! Regarde-moi !

Elle s’arrêta et me regarda, l’air patient, comme on regarde un pauvre qui va faire son numéro.

– Je veux que tu saches et je veux qu’ils sachent. J’aime Elena, alors je fais ce qu’elle me demande jusqu’au bout. Même quand ça ne l’intéresse plus. Quand j’ai eu la syncope, c’est parce qu’Elena m’avait demandé de courir sans arrêt. Et elle l’a demandé parce qu’elle savait que j’avais de l’asthme et parce qu’elle savait que je lui obéirais. Elle voulais que je me sabote mais elle ne savait pas que j’irais si loin. Parce que là, si je vous raconte tout ça, c’est aussi pour lui obéir. Pour être complètement sabotée.

Les plus petits des enfants n’avaient pas l’air de comprendre mais les autres comprenaient. Ceux qui m’aimaient bien me regardaient avec affliction.

Elena regarda sa jolie montre.

– La récréation est presque finie. Je retourne en classe, dit-elle comme une enfant parfaite.

Les spectateurs souriaient. Ils avaient l’air de trouver ça plutôt comique. Par chance, ils n’étaient « que » trente ou trente-cinq, soit un tiers des élèves. C’eût pu être pire.

J’avais quand même réussi un sacré sabotage.

*****

Passer sans transition de Pékin à New York eut raison de mon équilibre mental.

Mes parents perdirent le sens commun. Ils gâtèrent leurs enfants jusqu’à la démesure. J’adorais ça. Je devins odieuse.

Au Lycée français de New York, dix petites filles tombèrent folles amoureuses de moi. Je les fis souffrir abominablement.

C’était merveilleux.

 

Il y a deux ans, les hasards de la diplomatie mirent en présence mon père et le père d’Elena, lors d’une mondanité tokyoïte.

Effusions, échange de souvenirs du « bon vieux temps » à Pékin.

Politesses d’usage :

– Et vos enfants, cher ami ?

Au détour d’une lettre distraite de mon père, j’appris qu’Elena était devenue une beauté fatale. Elle étudiait à Rome, où d’innombrables malheureux parlaient de se suicider pour elle, si ce n’était déjà fait.

Cette nouvelle me mit d’excellente humeur.

Merci à Elena, parce qu’elle m’a tout appris de l’amour.

Et merci, merci à Elena, parce qu’elle est restée fidèle à sa légende.

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Français 322: Introduction à la littérature moderne (Gipson) Copyright © by jgipson. All Rights Reserved.

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