Laclos, Les Liaisons dangereuses (lettre 20)

Laclos, Les Liaisons dangereuses (lettre 20)

Cependant si j’avais moins de mœurs, je crois qu’il aurait dans ce moment un rival dangereux ; c’est la petite Volanges. Je raffole de cet enfant : c’est une vraie passion. Ou je me trompe, ou elle deviendra une de nos femmes les plus à la mode. Je vois son petit cœur se développer, & c’est un spectacle ravissant. Elle aime déjà son Danceny avec fureur ; mais elle n’en sait encore rien. Lui-même, quoique très amoureux, a encore la timidité de son âge, & n’ose pas trop le lui apprendre. Tous deux sont en adoration vis-à-vis de moi. La petite surtout a grande envie de me dire son secret ; particulièrement depuis quelques jours je l’en vois vraiment oppressée, & je lui aurais rendu un grand service de l’aider un peu : mais je n’oublie pas que c’est un enfant, & je ne veux pas me compromettre. Danceny m’a parlé un peu plus clairement ; mais, pour lui, mon parti est pris, je ne veux pas l’entendre. Quant à la petite, je suis souvent tentée d’en faire mon élève ; c’est un service que j’ai envie de rendre à Gercourt. Il me laisse du temps, puisque le voilà en Corse jusqu’au mois d’octobre. J’ai dans l’idée que j’emploierai ce temps-là, & que nous lui donnerons une femme toute formée, au lieu de son innocente pensionnaire. Quelle est donc en effet l’insolente sécurité de cet homme, qui ose dormir tranquille, tandis qu’une femme, qui a à se plaindre de lui, ne s’est pas encore vengée ? Tenez, si la petite était ici dans ce moment, je ne sais ce que je ne lui dirais pas.

Adieu, vicomte ; bonsoir & bon succès : mais, pour Dieu, avancez donc. Songez que si vous n’avez pas cette femme, les autres rougiront de vous avoir eu.

License

CS/CR - UW-Madison French Department Copyright © by UW-Madison Department of French and Italian. All Rights Reserved.