Diderot, Le Rêve de d’Alembert (Extrait): le trépané de la Peyronie (undergraduate level)

Assignment: Diderot, Le rêve de d’Alembert (Extrait) La trépané de la Peyronie et les deux jumelles de Rabastens



Le rêve de d’Alembert
Extrait: La trépané de la Peyronie (pp 125-126)

 

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MADEMOISELLE DE LESPINASSE – […] Est-ce qu’on a jamais fait renaître et mourir un homme à discrétion ?

 

BORDEU – Oui.

 

MADEMOISELLE DE LESPINASSE – Et comment cela?

 

BORDEU – Je vais vous le dire ; c’est un fait curieux. La Peyronie, que vous pouvez avoir connu, fut appelé auprès d’un malade qui avait reçu un coup violent à la tête. Ce malade y sentait de la pulsation. Le chirurgien ne doutait pas que l’abcès au cerveau ne fût formé, et qu’il n’y avait pas un moment à perdre. Il rase le malade et le trépane. La pointe de l’instrument tombe précisément au centre de l’abcès. Le pus était fait ; il vide le pus ; il nettoie l’abcès avec une seringue. Lorsqu’il pousse l’injection dans l’abcès, le malade ferme les yeux ; ses membres restent sans action, sans mouvement, sans le moindre signe de vie ; lorsqu’il repompe l’injection et qu’il soulage l’origine du faisceau du poids et de la pression du fluide injecté, le malade rouvre les yeux, se meut, parle, sent, renaît, et vit.

 

MADEMOISELLE DE LESPINASSE – Cela est singulier; et ce malade guérit-il?

 

BORDEU – Il guérit ; et, quand il fut guéri, il réfléchit, il pensa, il raisonna, il eut le même esprit, le même bon sens, la même pénétration, avec une bonne portion de moins de sa cervelle.
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MADEMOISELLE DE LESPINASSE – Ce juge-là est un être bien extraordinaire.

 

BORDEU – Il se trompe quelquefois lui-même ; il est sujet à des préventions d’habitude : on sent du mal à un membre qu’on n’a plus. On le trompe quand on veut : croisez deux de vos doigts l’un sur l’autre, touchez une petite boule, et il prononcera qu’il y en a deux.

 

MADEMOISELLE DE LESPINASSE – C’est qu’il est comme tous les juges du monde, et qu’il a besoin d’expérience, sans quoi il prendra la sensation de la glace pour celle du feu.

 

[…]


Le rêve de d’Alembert
Extrait: Deux jumelles de Rabastens (pp 131-135)

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BORDEU – […]. Mais revenons.

 

MADEMOISELLE DE LESPINASSE. – Où ?

 

BORDEU – Où ? au trépan de La Peyronie… Voilà bien, je crois, ce que vous me demandiez, l’exemple d’un homme qui vécut et mourut alternativement… Mais il y a mieux.

 

MADEMOISELLE DE LESPINASSE – Et qu’est-ce que ce peut être?

 

BORDEU – La fable de Castor et Pollux réalisée ; deux enfants dont la vie de l’un était aussitôt suivie de la mort de l’autre, et la vie de celui-ci aussitôt suivie de la mort du premier.

 

MADEMOISELLE DE LESPINASSE – Oh ! le bon conte. Et cela dura-t-il longtemps?

 

BORDEU – La durée de cette existence fut de deux jours qu’ils se partagèrent également et à différentes reprises, en sorte que chacun eut pour sa part un jour de vie et un jour de mort.

 

MADEMOISELLE DE LESPINASSE – Je crains, docteur, que vous n’abusiez un peu de ma crédulité. Prenez-y garde, si vous me trompez une fois, je ne vous croirai plus.

 

BORDEU – Lisez-vous quelquefois la Gazette de France?

 

MADEMOISELLE DE LESPINASSE. – Jamais, quoique ce soit le chef-d’œuvre de deux hommes d’esprit .

 

BORDEU. – Faites-vous prêter la feuille du 4 de ce mois de septembre, et vous verrez qu’à Rabastens, diocèse d’Albi, deux filles naquirent dos à dos, unies par leurs dernières vertèbres lombaires, leurs fesses et la région hypogastrique . L’on ne pouvait tenir l’une debout que l’autre n’eût la tête en bas. Couchées, elles se regardaient; leurs cuisses étaient fléchies entre leurs troncs, et leurs jambes élevées; sur le milieu de la ligne circulaire commune qui les attachait par leurs hypogastres on discernait leur sexe, et entre la cuisse droite de l’une qui correspondait à la cuisse gauche de sa sœur, dans une cavité il y avait un petit anus par lequel s’écoulait le méconium.

 

MADEMOISELLE DE LESPINASSE – Voilà une espèce assez bizarre.

 

BORDEU – Elles prirent du lait qu’on leur donna dans une cuiller. Elles vécurent douze heures comme je vous l’ai dit, l’une tombant en défaillance lorsque l’autre en sortait, l’une morte tandis que l’autre vivait. La première défaillance de l’une et la première vie de l’autre fut de quatre heures ; les défaillances et les retours alternatifs à la vie qui succédèrent furent moins longs ; elles expirèrent dans le même instant. […].

 

[…]

 

MADEMOISELLE DE LESPINASSE. – Et voilà deux âmes liées.

 

BORDEU – Un animal avec le principe de deux sens et de deux consciences.

 

MADEMOISELLE DE LESPINASSE – N’ayant cependant dans le même moment que la jouissance d’une seule ; mais qui sait ce qui serait arrivé si cet animal eût vécu?

 

BORDEU – Quelle sorte de correspondance l’expérience de tous les moments de la vie, la plus forte des habitudes qu’on puisse imaginer, aurait établie entre ces deux cerveaux?

 

MADEMOISELLE DE LESPINASSE. – Des sens doubles, une mémoire double, une imagination double, une double application, la moitié d’un être qui observe, lit, médite, tandis que son autre moitié repose : cette moitié-ci reprenant les mêmes fonctions, quand sa compagne est lasse ; la vie doublée d’un être doublé.

 

BORDEU – Cela est possible ; et la nature amenant avec le temps tout ce qui est possible, elle formera quelque étrange composé.

 

MADEMOISELLE DE LESPINASSE. – Que nous serions pauvres en comparaison d’un pareil être !

 

BORDEU – Et pourquoi ? Il y a déjà tant d’incertitudes, de contradictions, de folies dans un entendement simple, que je ne sais plus ce que cela deviendrait avec un entendement double… Mais il est dix heures et demie, et j’entends du faubourg jusqu’ici un malade qui m’appelle.


Expansion : Questions de réflexion

Réfléchissez aux questions suivantes, notez bien vos réflexions et apportez-les en classe.

 

1. Pourquoi Bordeu raconte-t-il les histoires du trépané de la Peyronie et des jumelles de Rabasten à Mademoiselle des Lespinasse ? Que veut-il mettre en évidence à travers ces récits ? Quelle est leur fonction dans la discussion ?

2. Comment Bordeu insiste-t-il sur la véracité des ses histoires ? Pourquoi est-il important que ces histoire soient vraies ?

3. On appelle un champ lexical l’ensemble des mots qui se rapportent à une même idée ou à un même thème. Trouvez quelques mots dans les passages que vous avez lus qui révèlent un champ lexical du merveilleux et un champs lexical de la médicine. A votre avis, pourquoi Diderot veut-il mettre en opposition deux champs lexicaux tellement antithétiques ? Quel est l’effet de leur opposition ?

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