Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques (vers 55-130 du livre I)

Assignment: Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques (vers 55-130 du livre I)

[…] Je n’écris plus les feux d’un amour inconnu, Mais, par l’affliction plus sage devenu, J’entreprends bien plus haut, car j’apprends à ma plume Un autre feu, auquel la France se consume. Ces ruisselets d’argent, que les Grecs nous feignaient, Où leurs poètes vains buvaient et se baignaient, Ne courent plus ici: mais les ondes si claires Qui eurent les saphirs et les perles contraires Sont rouges de nos morts; le doux bruit de leurs flots,Leur murmure plaisant heurte contre des os.Telle est en écrivant ma non-commune image: Autre fureur qu’amour reluit en mon visage; Sous un inique Mars, parmi les durs labeurs Qui gâtent le papier et l’encre de sueurs, Au lieu de Thessalie aux mignardes vallées Nous avortons ces chants au milieu des armées, En délaçant nos bras de crasse tous rouillés Qui n’osent s’éloigner des brassards dépouillés. Le luth que j’accordais avec mes chansonnettes Est ores étouffé de l’éclat des trompettes; Ici le sang n’est feint, le meurtre n’y défaut, La mort joue elle-même en ce triste échafaud, Le Juge criminel tourne et emplit son urne. D’ici la botte en jambe, et non pas le cothurne, J’appelle Melpomène en sa vive fureur, Au lieu de l’Hippocrène éveillant cette soeur Des tombeaux rafraîchis, dont il faut qu’elle sorte Affreuse, échevelée, et bramant en la sorte Que fait la biche après le faon qu’elle a perdu. Que la bouche lui saigne, et son front éperdu Fasse noircir du ciel les voûtes éloignées, . Qu’elle éparpille en l’air de son sang deux poignées Quand épuisant ses flancs de redoublés sanglots De sa voix enrouée elle bruira ces mots : « Ô France désolée! ô terre sanguinaire, Non pas terre, mais cendre! ô mère, si c’est mère Que trahir ses enfants aux douceurs de son sein Et quand on les meurtrit les serrer de sa main! Tu leur donnes la vie, et dessous ta mamelle S’émeut des obstinés la sanglante querelle; Sur ton pis blanchissant ta race se débat, Là le fruit de ton flanc fait le champ du combat. »

License

CS/CR - UW-Madison French Department Copyright © by UW-Madison Department of French and Italian. All Rights Reserved.