Laclos, Les Liaisons dangereuses (lettre 105)
[duplicate?] Laclos, Les Liaisons dangereuses (lettre 105)
La Marquise de Merteuil à Cécile Volanges
Hé bien ! petite, vous voilà donc bien fâchée, bien honteuse ! & ce M. de Valmont est un méchant homme, n’est-ce pas ? Comment ! il ose vous traiter comme la femme qu’il aimerait le mieux ! Il vous apprend ce que vous mouriez d’envie de savoir ! En vérité, ces procédés-là sont impardonnables. Et vous, de votre côté, vous voulez garder votre sagesse pour votre amant (qui n’en abuse pas) ; vous ne chérissez de l’amour que les peines, & non les plaisirs ! Rien de mieux, & vous figurerez à merveille dans un roman. De la passion, de l’infortune, de la vertu par-dessus tout, que de belles choses ! Au milieu de ce brillant cortège, on s’ennuie quelquefois à la vérité, mais on le rend bien.
Voyez donc, la pauvre enfant, comme elle est à plaindre ! Elle avait les yeux battus le lendemain ! Et que direz-vous donc, quand ce seront ceux de votre amant ? Allez, mon bel ange, vous ne les aurez pas toujours ainsi ; tous les hommes ne sont pas des Valmont. Et puis, ne plus oser lever ces yeux-là ! Oh ! par exemple, vous avez eu bien raison ; tout le monde y aurait lu votre aventure. Croyez-moi cependant, s’il en était ainsi, nos femmes & même nos demoiselles auraient le regard plus modeste.
Malgré les louanges que je suis forcée de vous donner, comme vous voyez, il faut convenir pourtant que vous avez manqué votre chef-d’œuvre ; c’était de tout dire à votre maman. Vous aviez si bien commencé ! déjà vous vous étiez jetée dans ses bras, vous sanglotiez, elle pleurait aussi : quelle scène pathétique ! & quel dommage de ne l’avoir pas achevée ! Votre tendre mère, toute ravie d’aise, & pour aider à votre vertu, vous aurait cloîtrée pour toute votre vie ; & là vous auriez aimé Danceny tant que vous auriez voulu, sans rivaux & sans péché : vous vous seriez désolée tout à votre aise ; & Valmont, à coup sûr, n’aurait pas été troubler votre douleur par de contrariants plaisirs.