French 568

Assignment: Alain Mabanckou, Verre cassé (fragm.)


TEXTE (pp. 30-32, éd. Seuil, coll. Points, 2005)


à midi pile, au moment où la population se mettait à table pour savourer Ie poulet-bicyclette, Ie président-général des armees a occupé les radios et la seule chaîne de télévision du pays, l’heure était grave, Ie président était tendu comme la peau d’un tambour bamiléké, c’était pas facile de choisir Ie moment propice pour laisser une formule à la posterité, et en ce lundi mémorable, il étail endimanché, paré de ses lourdes médailles en or, il ressemblait désormais à un patriarche à I’automne de son règne, et tel qu’il était endimanché, ce lundi mémorable, on aurait cru que c’était la Fête au bouc que nous célébrons pour perpétuer la mémoire de sa grand-mère, et alors, se racIant la gorge pour chasser Ie trac, il a commencé par critiquer les pays européens qui nous avaient bien bernés avec Ie soleil des indépendances alors que nous restons toujours dépendants d’eux puisqu’il y a encore des avenues du Général-de-Gaulle, du Général-Leclerc, du Président-Coti, du Président-Pompidou,


mais il n’y a toujours pas en Europe des avenues Mobutu-Sese Seko, Idi-Amin-Dada, Jean-Bedel-Bokassa et bien d’autres illustres hommes qu’il avait connus et appreciés pour leur loyauté, leur humanisme et leur respect des droits de l’homme, donc nous sommes toujours dépendants d’eux parce qu’ils exploitent notre pétrole et nous cachent leurs idées, parce qu’ils exploitent notre bois pour bien passer l’hiver chez eux, parce qu’its forment nos cadres à l’ENA et à Polytechnique, ils les transforment en petits Nègres blancs, et donc les Nègres Banania sont bien de retour, on les croyait disparus dans la brousse, mais ils sont là, prêts à tout, et c’était ainsi que notre président s’exprimait, Ie souffle coupé, Ie poing ferme, et dans ce discours sur Ie colonialisme, Ie président-général des armées s’en est pris au capitalisme avec ses outrages et ses défis, it a dit que tout ça c’etait de l’utopie, il s’en est pris en particulier aux valets locaux des colonialistes, ces types qui habitent dans notre pays, qui mangent avec nous, qui dansent avec nous dans les bars, qui prennent les transports en commun avec nous, qui travaillent avec nous aux champs, dans les bureaux, aux marchés, ces couteaux a double lame qui font avec nos femmes des choses que la mémoire de rna mère morte dans laTchinouka m’interdit de décrire ici, or ces types sont en réalité les taupes des forces impérialistes,


disons que la colère du président-général des armées est montée de dix crans parce qu’it haïssait ces valets de l’impérialisme et du colonialisme comme on pouvait haïr les chiques, les punaises, les poux, les mites, et Ie président-général des armées a dit qu’on devait traquer ces félons, ces marionnettes, ces hypocrites, il les a carrément traités de tartuffes, de malades imaginaires, de misanthropes, de paysans parvenus, il a dit que la Revolution prolétarienne triomphera, que I’ennemi sera écrasé, qu’il sera repoussé d’où qu’il vienne, il a dit que Dieu était avec nous, que notre pays était éternel comme lui-même l’était, il a recommandé l’unité nationale, Ia fin des guerres tribaIes, il a dit que nous descendions tous d’un même ancêtre, et il a enfin abordé “L’Affaire Le Crédit a voyagé” qui divisait Ie pays, il a vanté l’initiative de L’Escargot entêté, il a promis de lui décerner Ia Légion d’honneur, et il a terminé son discours par les mots qu’il voulait a tout prix laisser à la posterité, on a su que c’étaient ces mots-Ià parce qu’il les a répétés a plusieurs reprises, ses bras ouverts comme s’il enlçait un séquoia, et il a répeté «je vous ai compris », sa formule aussi est devenue célèbre dans Ie pays, et c’est pour ça qu’ici, pour plaisanter, nous autres de la plèbe disons souvent que «Ie ministre accuse, Ie président comprend»


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