M. Ibrahim et les Fleurs du Coran : pp. 53-fin
Assignment: M. Ibrahim et les Fleurs du Coran : L963-fin
Cette lecture interactive vous propose de revenir sur la fin du roman Monsieur Ibrahim et les Fleurs du Coran afin de mieux cerner les concepts et moments clés de cet extrait.
Bonne lecture !
Enfin l’été est arrivé et nous avons pris la route.
Des milliers de kilomètres. Nous traversions toute l’Europe par le sud. Fenêtres ouvertes. Nous allions au Moyen-orient. C’était incroyable de découvrir comme l’univers devenait intéressant sitôt qu’on voyageait avec monsieur lbrahim. Comme j’étais crispé sur mon volant et que je me concentrais sur la route, il me décrivait les paysages, le ciel, les nuages, les villages, les habitants. Le babil de monsieur Ibrahim, cette voix fragile comme du papier à cigarettes, ce piment d’accent, ces images, ces exclamations, ces étonnements auxquels succédaient les plus diaboliques roublardises, c’est cela, pour moi, le chemin qui mène de Paris à Istanbul. L’Europe, je ne l’ai pas vue, je l’ai entendue.
– Ouh, là, Momo, on est chez les riches : regarde, il y a des poubelles.
– Eh bien quoi, les poubelles ?
– Lorsque tu veux savoir si tu es dans un endroit riche ou pauvre, tu regardes les poubelles. Si tu vois ni ordures ni poubelles, c’est très riche. Si tu vois des poubelles et pas d’ordures, c’est riche. Si tu vois des ordures à côté des poubelles, c’est ni riche ni pauvre : c’est touristique. Si tu vois les ordures sans les poubelles, c’est pauvre. Et si les gens habitent dans les ordures, c’est très très pauvre. Ici c’est riche.
– Ben oui, c’est la Suisse !
– Ah non, pas l’autoroute, Momo, pas l’autoroute. Les autoroutes, ça dit : passez, y a rien à voir. C’est pour les imbéciles qui veulent aller le plus vite d’un point à un autre. Nous, on fait pas de la géométrie, on voyage. Trouve-moi de jolis petits chemins qui montrent bien tout ce qu’il y a à voir.
– On voit que c’est pas vous qui conduisez, m’sieur Ibrahim.
– Écoute, Momo, si tu ne veux rien voir, tu prends l’avion, comme tout le monde.
– C’est pauvre, ici, m’sieur Ibrahim ? – Oui, c’est l’Albanie.
– Et là ?
– Arrête l’auto. Tu sens ? Ça sent le bonheur, c’est la Grèce. Les gens sont immobiles, ils prennent le temps de nous regarder passer, ils respirent. Tu vois, Momo, moi, toute ma vie, j’aurai beaucoup travaillé, mais j’aurai travaillé lentement, en prenant bien mon temps, je ne voulais pas faire du chiffre, ou voir défiler les clients, non. La lenteur, c’est ça, le secret du bonheur. Qu’est-ce que tu
veux faire plus tard ?
– Je sais pas, monsieur lbrahim. Si, je ferai de l’import-export.
– De l’import-export ?
Là, j’avais marqué un point, j’avais trouvé le mot magique. «Import-export», monsieur Ibrahim en avait plein la bouche, c’était un mot sérieux et en même temps aventurier, un mot qui renvoyait aux voyages, aux bateaux, aux colis, à de gros chiffres d’affaires, un mot aussi lourd que les syllabes qu’il faisait rouler, ” import-export ” !
– Je vous présente mon fils, Momo, qui un jour fera de l’import-export.
Nous avions plein de jeux. Il me faisait entrer dans les monuments religieux avec un bandeau sur les yeux pour que je devine la religion à l’odeur.
– Ici, ça sent le cierge, c’est catholique.
– Oui, c’est Saint-Antoine.
– Là, ça sent l’encens, c’est orthodoxe.
– C’est vrai, c’est Sainte-Sophie.
– Et là ça sent les pieds, c’est musulman. Non, vraiment là, ça pue trop fort…
– Quoi ! Mais c’est la mosquée Bleue ! Un endroit qui sent le corps ce n’est pas assez bien pour toi ? Parce que toi, tes pieds, ils ne sentent jamais ? Un lieu de prière qui sent l’homme, qui est fait pour les hommes, avec des hommes dedans, ça te dégoûte ? Tu as bien des idées de Paris, toi ! Moi, ce parfum de chaussettes, ça me rassure. Je me dis que je ne vaux pas mieux que mon voisin. Je me sens, je nous sens, donc je me sens déjà mieux !
À partir d’Istanbul, monsieur lbrahim a moins parlé. Il était ému.
– Bientôt, nous rejoindrons la mer d’où je viens.
Chaque jour il voulait que nous roulions encore plus lentement. Il voulait savourer. Il avait peur, aussi.
– Où elle est, cette mer dont vous venez, monsieur Ibrahim ? Montrez-moi sur la carte.
– Ah, ne m’embête pas avec tes cartes, Momo, on n’est pas au lycée, ici ! On s’est arrêtés dans un village de montagne.
– Je suis heureux, Momo. Tu es là et je sais ce qu’il y a dans mon Coran. Maintenant, je veux t’emmener danser.
– Danser, monsieur lbrahim ?
– Il faut. Absolument. ” Le cœur de l’homme est comme un oiseau enfermé dans la cage du corps. ” Quand tu danses, le coeur, il chante comme un oiseau qui aspire à se fondre en Dieu. Viens, allons au tekké.
– Au quoi ?
– Drôle de dancing ! j’ai dit en passant le seuil.
– Un tekké c’est pas un dancing, c’est un monastère. Momo, pose tes chaussures. Et c’est là que, pour la première fois, j’ai vu des hommes tourner. Les derviches portaient de grandes robes pâles, lourdes, souples. Un tambour retentissait. Et les moines se transformaient alors en toupies.
– Tu vois, Momo ! lls tournent sur eux- mêmes, ils tournent autour de leur cœur qui est le lieu de la présence de Dieu. C’est comme une prière.
– Vous appelez ça une prière, vous ?
– Mais oui, Momo. lls perdent tous les repères terrestres, cette pesanteur qu’on appelle l’équilibre, ils deviennent des torches qui se consument dans un grand feu. Essaie, Momo, essaie. Suis-moi.
Et monsieur lbrahim et moi, on s’est mis à tourner.
Pendant les premiers tours, je me disais : Je suis heureux avec monsieur Ibrahim. Ensuite, je me disais : Je n’en veux plus à mon père d’être parti. À la fin, je pensais même : Après tout, ma mère n’avait pas vraiment le choix lorsqu’elle…
– Alors, Momo, tu as senti de belles choses ?
– Ouais, c’était incroyable. J’avais la haine qui se vidangeait. Si les tambours ne s’étaient pas arrêtés, j’aurais peut-être traité le cas de ma mère. C’était vachement agréable de prier, m’sieur Ibrahim, même si j’aurais préféré prier en gardant mes baskets. Plus le corps devient lourd, plus l’esprit devient léger.
À partir de ce jour-là on s’arrêtait souvent pour danser dans des tekkés que connaissait monsieur Ibrahim. Lui parfois il ne tournait pas, il se contentait de prendre un thé en plissant les yeux mais, moi, je tournais comme un enragé. Non, en fait, je tournais pour devenir un peu moins enragé.
Le soir, sur les places des villages, j’essayais de parler un peu avec les filles Je faisais un maximum d’efforts mais ça ne marchait pas très fort, alors que monsieur Ibrahim, lui qui ne faisait rien d’autre que boire sa Suze anis en souriant, avec son air doux et calme, eh bien, au bout d’une heure, il avait toujours plein de monde autour de lui.
– Tu bouges trop, Momo. Si tu veux avoir des amis, faut pas bouger.
– Monsieur lbrahim, est-ce que vous trouvez que je suis beau ?
– Tu es très beau, Momo.
– Non, c’est pas ce que je veux dire. Est-ce que vous croyez que je serai assez beau pour plaire aux filles… sans payer ?
– Dans quelques années, ce seront elles qui paieront pour toi !
– Pourtant… pour le moment… le marché est calme…
– Évidemment, Momo, tu as vu comme tu t’y prends ? Tu les fixes en ayant l’air de dire : « Vous avez vu comme je suis beau. » Alors, forcément, elles rigolent. Il faut que tu les regardes en ayant l’air de dire : « Je n’ai jamais vu plus belle que vous. » Pour un homme normal, je veux dire un homme comme toi et moi – pas Alain Delon ou Marlon Brando, non -, ta beauté, c’est celle que tu trouves à la
femme.
Nous regardions le soleil se faufiler entre les montagnes et le ciel qui devenait violet. Papa fixait l’étoile du soir.
– Une échelle a été mise devant nous pour nous évader, Momo. L’homme a d’abord été minéral, puis végétal, puis animal – ça, animal, il ne peut pas l’oublier, il a souvent tendance à le redevenir -, puis il est devenu homme doué de connaissance, de raison, de foi. Tu imagines le chemin que tu as parcouru de la poussière jusqu’à aujourd’hui ? Et plus tard, lorsque tu auras dépassé ta condition d’homme, tu deviendras un ange. Tu en auras fini avec la terre. Quand tu danses, tu en as le pressentiment.
– Mouais. Moi, en tout cas, je ne me souviens de rien. Vous vous rappelez, vous, monsieur Ibrahim, avoir été une plante ?
– Tiens, qu’est-ce que tu crois que je fais lorsque je reste des heures sans bouger sur mon tabouret, dans l’épicerie ?
Puis arriva le fameux jour où monsieur Ibrahim m’a annoncé qu’on allait arriver à sa mer de naissance et rencontrer son ami Abdullah. Il était tout bouleversé, comme un jeune homme, il voulait d’abord y aller seul, en repérage, il me demanda de l’attendre sous un olivier.
C’était l’heure de la sieste. Je me suis endormi contre l’arbre.
Lorsque je me suis réveillé, le jour s’était déjà enfui. J’ai attendu monsieur Ibrahim jusqu’à minuit.
J’ai marché jusqu’au village suivant. Quand je suis arrivé sur la place, les gens se sont précipités sur moi. Je ne comprenais pas leur langue, mais eux me parlaient avec animation, et ils semblaient très bien me connaître. Ils m’emmenèrent dans une grande maison. J’ai d’abord traversé une longue salle où plusieurs femmes, accroupies, gémissaient. Puis on m’amena devant monsieur lbrahim.
Il était étendu, couvert de plaies, de bleus, de sang. La voiture s’était plantée contre un mur.
Il avait l’air tout faible.
Je me suis jeté sur lui. Il a rouvert les yeux et souri.
– Momo, le voyage s’arrête là.
– Mais non, on n’y est pas arrivés, à votre mer de naissance.
– Si, moi j’y arrive. Toutes les branches du fleuve se jettent dans la même mer. La mer unique.
Là, ça s’est fait malgré moi, je me suis mis à pleurer.
– Momo, je ne suis pas content.
– J’ai peur pour vous, monsieur lbrahim.
– Moi, je n’ai pas peur, Momo. Je sais ce qu’il y a dans mon Coran.
Ça, c’est une phrase qu’il aurait pas dû dire, ça m’a rappelé trop de bons souvenirs, et je me suis mis à sangloter encore plus.
– Momo, tu pleures sur toi-même, pas sur moi. Moi, j’ai bien vécu. J’ai vécu vieux. J’ai eu une femme, qui est morte il y a bien longtemps, mais que j’aime toujours autant. J’ai eu mon ami Abdullah, que tu salueras pour moi. Ma petite épicerie marchait bien. La rue Bleue, c’est une jolie rue, même si elle n’est pas bleue. Et puis il y a eu toi.
Pour lui faire plaisir, j’ai avalé toutes mes larmes, j’ai fait un effort et vlan : sourire !
Il était content. C’est comme s’il avait eu moins mal. Vlan : sourire ! Il ferma doucement les yeux.
– Monsieur lbrahim !
– Chut… ne t’inquiète pas. Je ne meurs pas Momo, je vais rejoindre l’immense. Voilà.
Je suis resté un peu. Avec son ami Abdullah, on a beaucoup parlé de papa. On a beaucoup tourné aussi.
Monsieur Abdullah, c’était comme un monsieur lbrahim, mais un monsieur lbrahim parcheminé, plein de mots rares, de poèmes sus par coeur, un monsieur lbrahim qui aurait passé plus de temps à lire qu’à faire sonner sa caisse. Les heures où nous tournions au tekké, il appelait ça la danse de l’alchimie, la danse qui transforme le cuivre en or. Il citait souvent Rumi.
Il disait :
L ‘or n’a pas besoin de pierre philosophale, mais le cuivre oui. Améliore-toi
Ce qui est vivant, fais-le mourir : c’est ton corps. Ce qui est mort, vivifie-le : c’est ton coeur.
Ce qui est présent, cache-le : c’est le monde d’ici-bas.
Ce qui est absent, fais-le venir : c’est le monde de la vie future. Ce qui existe, anéantis-le : c’est la passion.
Ce qui n’existe pas, produis-le : c’est l’intention.
Alors, aujourd’hui encore, quand ça ne va pas : Je tourne.
Je tourne une main vers le ciel, et je tourne. Je tourne une main vers le sol, et je tourne. Le ciel tourne au-dessus de moi. La terre tourne au-dessous de moi. Je ne suis plus moi mais un de ces atomes qui tournent autour du vide qui est tout.
Comme disait monsieur lbrahim :
– Ton intelligence est dans ta cheville et ta cheville a une façon de penser très profonde.
Je suis revenu en stop. Je m’en suis ” remis à Dieu “, comme disait monsieur lbrahim lorsqu’il parlait des clochards : j’ai mendié et j’ai coucha dehors et ça aussi c’était un beau cadeau. Je ne voulais pas dépenser les billets que m’avait glissés monsieur Abdullah dans ma poche, en m’embrassant, juste avant que je le quitte.
Rentré à Paris, j’ai découvert que monsieur Ibralim avait tout prévu. Il m’avait émancipé : j’étais donc libre. Et j’héritais de son argent, de son épicerie, et de son Coran.
Le notaire m’a tendu l’enveloppe grise et j’ai sorti délicatement le vieux livre. J’allais enfin savoir ce qu’il y avait dans son Coran.
Dans son Coran, il y avait deux fleurs séchées et une lettre de son ami Abdullah.
Maintenant, je suis Momo, tout le monde me connaît dans la rue. Finalement, je n’ai pas fait l’import-export, j’avais juste dit ça à monsieur lbrahim pour l’impressionner un peu.
Ma mère, de temps en temps, elle vient me voir. Elle m’appelle Mohammed, pour pas que je me fâche, et elle me demande des nouvelles de Moïse. Je lui en donne.
Dernièrement, je lui ai annoncé que Moïse avait retrouvé son frère Popol, et qu’ils étaient partis en voyage tous les deux, et que, à mon avis, on les reverrait pas de sitôt. Peut-être c’était même plus la peine d’en parler. Elle a bien réfléchi – elle est toujours sur ses gardes avec moi – puis elle a murmuré gentiment :
– Après tout, ce n’est peut-être pas plus mal. Il y a des enfances qu’il faut quitter, des enfances dont il faut guérir.
Je lui ai dit que la psychologie, ce n’était pas mon rayon : moi, c’était l’épicerie.
– J’aimerais bien t’inviter un soir à dîner, Mohammed. Mon mari aussi aimerait te connaître.
– Qu’est-ce qu’il fait ?
– Professeur d’anglais.
– Et vous ?
– Professeur d’espagnol.
– Et on parlera quelle langue pendant le repas ? Non, je plaisantais, je suis d’accord.
Elle était toute rose de contentement que j’accepte, non, c’est vrai, ça faisait plaisir à voir : on aurait dit que je venais de lui installer l’eau courante.
– Alors, c’est vrai ? Tu viendras ?
– Ouais, ouais.
C’est sûr que ça fait un peu bizarre de voir deux professeurs de l’éducation nationale recevoir Mohammed l’épicier, mais enfin, pourquoi pas ? Je suis pas raciste.
Voilà, maintenant… le pli est pris. Tous les lundis, je vais chez eux, avec ma femme et mes enfants. Comme ils sont affectueux, mes gamins, ils l’appellent grand-maman, la prof d’espagnol, ça la fait bicher, faut voir ça ! Parfois, elle est tellement contente qu’elle me demande discrètement si ça ne me gêne pas. Je lui réponds que non, que j’ai le sens de l’humour.
Voilà, maintenant je suis Momo, celui qui tient l’épicerie de la rue Bleue, la rue Bleue qui n’est pas bleue.
Pour tout le monde, je suis l’Arabe du coin.
Arabe, ça veut dire ouvert la nuit et le dimanche, dans l’épicerie.
Regardez la fin du film (sur Youtube ou sur le DVD disponible au Lab de LSS) et comparez-la à la fin du roman : en quoi ces deux versions diffèrent-elles et laquelle préférez-vous?
(apportez vos réponses en classe, nous en discuterons ensemble)