Corneille, Cinna (Acte II sc 1) (FR 321)
Corneille, Cinna, Acte II, scène 1 [vers 443-498]:
[vers 443-498]:
MAXIME
Oui, j’accorde qu’Auguste a droit de conserver
L’empire où sa vertu l’a fait seule arriver,
445] Et qu’au prix de son sang, au péril de sa tête,
II a fait de l’Etat une juste conquête ;
Mais que sans se noircir, il ne puisse quitter
Le fardeau que sa main est lasse de porter,
Qu’il accuse par Ia César de tyrannie,
450] Qu’il approuve sa mort, c’est ce que je denie.
Rome est à vous, seigneur, l’empire est votre bien;
Chacun en liberté peut disposer du sien :
Il le peut à son choix garder, au s’en defaire ;
Vous seul ne pourriez pas ce que peut Ie vulgaire,
455] Et seriez devenu, pour avoir tout dompté,
Esclave des grandeurs ou vous êtes monté!
Possédez-Ies, seigneur, sans qu’elles vous possèdent.
Loin de vous captiver, souffrez qu’elles vous cèdent;
Et faites hautement connaître entin à tous
460] Que tout ce qu’elles ont est au-dessous de vous.
Votre Rome autrefois vous donna la naissance ;
Vous lui voulez donner votre toute-puissance ;
Et Cinna vous impute à crime capital
La liberalité vers Ie pays natal!
465] II appelle remords l’amour de la patrie!
Par la haute vertu la gloire est donc flétrie,
Et ce n’est qu’un objet digne de nos mépris,
Si de ses pleins effets l’infamie est Ie prix !
Je veux bien avouer qu’une action si belle
470] Donne à Rome bien plus que vous ne tenez d’elle ;
Mais commet-on un crime indigne de pardon,
Quand la reconnaissance est au-dessus du don?
Suivez, suivez, seigneur, Ie Ciel qui vous inspire:
Votre gloire redouble à mépriser I’empire ;
475] Et vous serez fameux chez la posterité,
Moins pour l’avoir conquis que pour l’avoir quitté.
Le bonheur peut conduire à Ia grandeur suprême;
Mais pour y renoncer iI faut la vertu même ;
Et peu de généreux vont jusqu’à dédaigner,
480] Après un sceptre acquis, la douceur de régner.
Considérez d’ailleurs que vous régnez dans Rome,
Où, de quelque façon que votre cour vous nomme,
On hait la monarchie ; et Ie nom d’empereur,
Cachant celui de roi, ne fait pas moins d’horreur.
485] Ils passent pour tyran quiconque s’y fait maître;
Qui Ie sert, pour esclave, et qui l’aime, pour traître ;
Qui Ie souffre a Ie creur lâche, mol, abattu,
Et pour s’en affranchir tout s’appelle vertu.
Vous en avez, seigneur, des preuves trop certaines:
490] On a fait contre vous dix entreprises vaines ;
Peut-être que I’onzième est prête d’éclater,
Et que ce mouvement qui vous vient agiter
N’est qu’un avis secret que Ie Ciel vous envoie,
Qui pour vous conserver n’a plus que cette voie.
495] Ne vous exposez plus à ces fameux revers.
II est beau de mourir maître de l’univers ;
Mais la plus belle mort souille notre mémoire,
Quand nous avons pu vivre et croître notre gloire.